Pour permettre aux fumeuses de poisson d’Abobo Doumé de travailler dans de bonnes conditions, l’Etat de Côte d’Ivoire a entrepris de leur offrir un espace moderne disposant de toutes les commodités. Ainsi avec la coopération du Royaume du Maroc, le débarcadère baptisé « débarcadère Mohamed VI » est construit en bordure de lagune à Locodjoro dans la commune d’Attécoubé. Il est conçu pour moderniser les activités de pêche et accroître la production du poisson. Ce débarcadère peut accueillir 5 000 personnes dont 1 600 mareyeuses et 2 400 pêcheurs. Il est doté de six bâtiments dont deux destinés au fumage du poisson, avec des fours modernes, des espaces pour la découpe et le stockage du poisson fumé. Il répond ainsi aux normes de qualité hygiénique et de sécurité alimentaire internationale.
Contre toute attente, les fumeuses de poisson refusent de s’installer dans ce débarcadère conçu pour améliorer leurs conditions de travail. « L’endroit est très petit. Et puis les conditions sont difficiles. Puisque là-bas, on nous demande de fumer avec du bois rouge. Le bois rouge coûte 400 F CFA à 1000 F CFA et ça ne peut pas fumer un carton de poisson. Il faut au moins 2000 F CFA. Pendant ce temps, le poisson aussi est devenu très cher. Le carton, qui coûtait 17 000 F CFA, est aujourd’hui vendu à 25 000 F CFA. Ce qui fait que très peu de fumeuses de poisson sont allées là-bas », nous révèle la Secrétaire générale de l’Association des fumeuses de poissons d’Abobo-Doumé, Mosso You Marie Rose.
« Ça ne nous arrange pas ! »
C’est aussi l’avis de bien d’autres fumeuses d’Abobo-Doumé , que nous avons interrogées. « Le débarcadère a été fait pour nous aider. Mais on a constaté que les conditions sont “trop”. Et ça ne nous arrange pas », ajoute Mme Zahui Cecile, présidente de ladite association.
L’autre raison du refus de s’installer au débarcadère de Locodjoro est, selon la présidente, qu’elles ne doivent pas abandonner Abobo-Doumé, même si ce village est situé à moins de deux kilomètres de Locodjoro. « Quand on dit Abobo-Doumé, on parle des fumeuses de poissons », précise-t-elle, pour dire qu’Abobo-Doumé est connu à travers le fumage de poissons. Pour cette raison, c’est à Abobo-Doumé qu’elles doivent exercer leurs activités.
Le poisson est nettoyé avant d'être fumé.
Le lundi 6 mars 2023, nous voilà au débarcadère de Locodjoro en vue de vérifier ces informations. Les infrastructures sont là, c’est-à-dire les bâtiments, les fours, etc. Mais l’endroit est visiblement presque vide. Il n’y a que quelques vendeuses de poisson frais. Et, au niveau des fours, nous n’avons rencontré que trois fumeuses de poisson.
Les fumeuses de poisson ne sont-elles pas arrivées aujourd’hui ? « C’est comme ça tous les jours », nous apprend un homme, que les quelques fumeuses présentent comme le responsable du débarcadère. Ce dernier n’a pas voulu nous en dire plus, car selon lui, il aurait eu des mésaventures avec des journalistes sur le sujet. Quant aux fumeuses, elles n’ont pas osé parler sans l’ordre de leur présidente, absente ce jour-là. Peu importe. Une chose est certaine, c’est que le débarcadère de Locodjoro, cet ouvrage construit pour moderniser les activités de pêche, est désert, abandonné par les fumeuses et vendeuses de poisson pour qui il a été pourtant construit.
Comme on le constate, plusieurs problèmes minent ce secteur d’activités qu’est le fumage de poisson à l’aide de fours traditionnels. Notamment les problèmes de santé, compte tenu de l’exposition prolongée à la fumée et à la chaleur.
Les raisons d’un attachement
Malgré les difficiles conditions de travail qu’elles dénoncent, les fumeuses de poisson du village d’Abobo Doumé n’entendent pas quitter les lieux. Et cela pour diverses raisons. « Parmi nous il y a des veuves, des orphelins et des orphelines », explique la présidente de l’Association des fumeuses de poisson d’Abobo-Doumé. Tous vivent du fruit de ce métier. « Chacune de nous utilise le peu qu’elle gagne pour scolariser ses enfants, payer la maison, s’occuper de sa petite famille », dit-elle sans préciser ce qu’elle gagne sur le site en termes de revenu quotidien ou mensuel. « Avant, on se retrouvait. Mais maintenant c’est difficile. Les poissons sont chers. Ce qui fait qu’on ne gagne pas assez d’argent comme avant. Toutefois, on ne se plaint pas. On gagne un peu pour les besoins de la famille », ajoute cette vieille dame fumeuse de poissons depuis une vingtaine d’années. Elle habite Abobo-Doumé avec sa famille.
Akossi Fernand, contractuel, fume un carton de poissons à 3000 F CFA. Il peut fumer deux ou trois cartons de poissons par jour. Le jeune Romaric qui passe sa journée à transporter le poisson des fumeuses, des points de déchargement vers les lieux de fumage, explique qu’il s’en sort souvent avec un gain journalier qui varie entre 5000 F CFA et 7000 F CFA.
D’autres activités foisonnent autour du site, telles que les points de vente de bois pour le fumage du poisson, le marché de poissons fumés et frais, de légumes et autres produits alimentaires. Non loin, il y a également les quais des bateaux-bus qui déversent chaque jour, sur le village, de nombreuses personnes (travailleurs, riverains et autres) qui sont de potentiels clients. En clair, le lieu est propice aux affaires, selon certaines fumeuses. Ce qui explique leur attachement à Abobo-Doumé. L’autre raison selon la présidente, ce sont les liens historiques qui lient le village d’Abobo-Doumé aux fumeuses de poissons. « Le village d’Abobo-Doumé est notre tuteur. Parce que c’est ce village qui nous a accueillies à bras ouverts. Chacune de nous vient avec son petit fonds de commerce et commence à vendre son poisson. Nous vivons en harmonie avec les villageois », a-t-elle soutenu. Elles souhaitent en conséquence être mieux loties dans ce village plutôt que d’aller ailleurs. Pour ce faire, elles demandent l’aide de la Première dame Dominique Ouattara.
Diomandé Karamoko