La tyrannie des al-Assad présidait la destinée de la Syrie depuis plus de 50 ans, mais 11 jours de combats ont suffi à la faire tomber. Comment la rébellion a-t-elle pu précipiter la chute d’une des plus vieilles dictatures du monde en moins de deux semaines ?
Face à un régime en faillite et abandonné par ses principaux alliés, l’insurrection n’avait qu’un dernier clou à planter pour sceller le cercueil d’un pouvoir fragile et usé. Les rebelles attendaient leur heure — et quand celle-ci a sonné, ils ont su prendre Damas, et le monde, par surprise.
« Ces groupes ne sont pas sortis de nulle part, du néant, “ex nihilo” », souligne Ali Ghanbarpour-Dizboni, directeur du programme d’études militaires et stratégiques au Collège militaire royal du Canada. « Ils étaient là, actifs, en attente, sous protection, prêts à se battre. » Prêts aussi à gouverner.
« Unis », entraînés, parrainés
Dans une entrevue accordée à CNN quelques jours avant la fuite de Bachar al-Assad et la chute de son régime, le chef des insurgés islamistes sunnites, Abou Mohammed al-Joulani, expliquait la longue marche qui a, dans ses mots, mené l’insurrection du « chaos » vers l’« ordre » et changé la nébuleuse rebelle en une force militaire moderne et efficiente.
« Dans les dernières années, il y a eu une unification des “opinions internes” et l’établissement de structures institutionnelles dans les zones libérées de la Syrie », disait-il à la chaîne américaine. « Les factions militaires ont pu bénéficier de camps d’entraînement unifiés et y développer leur sens de la discipline. Les communications et la chaîne de commandement sont claires. La révolution a pu évoluer du chaos vers l’ordre, en matière militaire autant que civile. »
« Dans les zones sous leur contrôle, les rebelles islamistes d’Hayat Tahrir al-Cham ont quand même montré qu’ils étaient capables de gouverner et qu’ils étaient aussi capables de faire preuve d’une tolérance envers les minorités et les autres religions, que personne n’aurait prêtée à d’anciens combattants d’al-Qaïda », explique Francesco Cavatorta, professeur titulaire à l’École supérieure d’études internationales de l’Université Laval.
Bien entraînés et bien organisés, ces rebelles ont aussi pu compter sur le parrainage de la Turquie. « Ankara n’a pas appuyé les rebelles aussi ouvertement que l’Iran a appuyé, par exemple, le Hezbollah au travers des années », indique Daniel Douek, chargé de cours à l’Université McGill. « Il y avait toutefois un soutien logistique, militaire et financier », en vue de faire bouger l’échiquier régional et de briser le statu quo qui voyait des millions de Kurdes s’enraciner à la frontière turco-syrienne sous le régime d’al-Assad.
La déroute d’un régime et de ses alliés
D’autres groupes rebelles, comme les Kurdes eux-mêmes ou l’Armée syrienne libre, composée de mutins de l’armée régulière, ont aussi pu compter sur des soutiens internationaux, estime le professeur Ghanbarpour-Dizboni. « Une opération de cette ampleur a besoin de logistique, d’équipement, d’argent, d’un mécanisme de recrutement et, surtout, de renseignements. Cette coalition de forces insurgées n’avait aucune puissance aérienne, sinon quelques drones, mais elle a réussi à vaincre l’influence des Russes, des Iraniens et d’Al-Assad en Syrie. Ce sont des gens qui ont battu trois États : c’est sûr qu’ils ont joui d’appuis externes. »
Peu importent leurs commanditaires étrangers, les rebelles ont su frapper vite et, surtout, ont profité de la déroute infligée par Israël au Hezbollah et à l’Iran pour mettre fin à 54 ans de dictature familiale en Syrie. « Selon différents reportages, les rebelles djihadistes qui ont conquis Damas ont fait démarrer leurs véhicules au moment même où le Hezbollah retraitait de la Syrie pour retourner au Liban », souligne Daniel Douek.
Quant à la Russie, peut-être occupée avec l’enlisement de son invasion en Ukraine, elle a préféré accorder l’asile à Bachar al-Assad sans, cette fois, broncher pour sauver son régime.
Un État en faillite
Le trône du dictateur chancelait déjà depuis la violente guerre civile soulevée par le Printemps arabe en 2011. La rébellion qui contestait sa couronne l’aurait sans doute fait tomber à l’époque si le secours armé de Moscou et de Téhéran n’avait pas freiné sa chute. Les affrontements ont néanmoins ruiné l’État syrien, et l’effritement de son économie n’a fait qu’empirer au fil des années. Le produit intérieur brut syrien, en 2011, se chiffrait à 67,5 milliards de dollars américains courants. En 2021, il n’atteignait qu’environ 9 milliards de dollars, selon la Banque mondiale.
Dans un contexte où le gouvernement peinait à payer ses troupes, les rebelles n’ont rencontré que peu de résistance : rares étaient les soldats prêts à donner leur vie par bénévolat.
« La monnaie syrienne a perdu toute sa valeur », note Daniel Douek. « Il faut 13 000 livres syriennes pour acheter un dollar américain. Les soldats syriens n’ont pas été vaincus : ils n’ont pas combattu, parce que leur salaire ne valait rien. Ce n’est pas un hasard si, trois jours avant sa chute, Bachar al-Assad a promis d’augmenter leur paie de 150 % — mais c’était trop peu, trop tard, et les soldats ont abandonné le champ de bataille. »
C’est ainsi que sans soutien extérieur ni armée, une dictature pérenne depuis un demi-siècle a flanché en 11 jours. Reste à savoir si la liesse actuelle du peuple syrien aura une plus grande longévité : la chute de la dictature apparaît être l’étape facile face aux défis, nombreux et énormes, qui se dressent sur le chemin de sa liberté.
Sébastien Tanguay
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