Dodo Habib était le secrétaire général de la jeunesse du Parti communiste révolutionnaire de Côte d'Ivoire (PCRCI). Il était un ancien responsable du bureau régional de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d'Ivoire (Fesci, principal mouvement estudiantin) de Bouaké, avant sa démission du mouvement. Il était inscrit en DEUG 2 de droit à l'université (délocalisée à Abidjan après la crise du 19 septembre 2002) de Bouaké. Le 23 juin 2004, il a été enlevé à Yopougon (district d'Abidjan) par des individus se réclamant de la Fesci. Trois jours après ce rapt, il a été retrouvé, mort, dans les encablures de l'université d'Abidjan Cocody (rebaptisée par les nouvelles autorités, université Félix Houphouët-Boigny), par la police. L'affaire Dodo Habib venait de naître. Elle n'a jamais été élucidée par la justice. Depuis près de neuf ans, nous enquêtons. Voici les résultats de ce travail d'investigation qui a failli nous coûter la vie, en novembre 2009, nous obligeant à suspendre notre investigation, pour la reprendre en temps opportun.
Nous sommes le 23 juin 2004. Il est environ 13 heures. Des individus arborant pour certains des tee-shirts à l'effigie de la Fesci, arrivent au domicile d'Ekissy Achi, le secrétaire général du PCRCI. La villa duplex qu'il loue est située dans le secteur Kotibé de Yopougon Sideci, non loin du palais de justice.
« Je faisais la sieste, témoigne ce dernier, quand mon téléphone a sonné. J'ai décroché. C'était un étudiant qui vivait chez moi au même titre que Dodo Habib, qui m'appelait. Il m'a appris qu'il venait d'être informé par un de ses camarades à la Fesci que des éléments de ce mouvement venaient chez moi. Je me suis habillé et suis allé dans la chambre de Habib. Je lui ai dit : '' Il paraît que tes amis arrivent ici''. Il s'est levé. Je suis sorti de la chambre pour me diriger vers le portail de la cour et voir ce qui se passait dehors. Les gens de la Fesci étaient déjà dans le couloir. L'un d'eux m'a demandé où était Habib. Je lui ai répondu que je ne savais pas de quoi il parlait. Sur ce, ils sont entrés dans la cour puis dans la maison. Mon téléphone portable a été arraché. Ils m'ont maintenu près de la voiture bâchée qui était dans la cour et ils ont commencé à casser. Ma maman avait une jambe dans un plâtre. Mes trois filles ont commencé à pleurer. Des voisins accourus m'ont conseillé de sortir de la maison pour ne pas que je sois, moi-même, une cible. Je ne voulais pas m'exécuter. Ils m'y ont quasiment contraint. De chez le voisin, j'entendais des bruits d'objets qu'on casse et qu'on déplace. Quelques minutes après, plus rien ».
Le rapt
Après avoir regagné son domicile, le secrétaire général du PCRCI est approché par des jeunes du quartier qui ont suivi la scène, impuissants face à la violence de la Fesci et à la terreur qu'elle suscite ; une terreur liée à l'impunité dont elle jouit et au parapluie politique qui lui est accordé par les autorités d'alors (la Fesci faisant partie de l'Alliance des jeunes patriotes de Charles Blé Goudé et Laurent Gbagbo ayant toujours clamé que les responsables de la Fesci étaient ses ''fils'') : « Ils m'ont dit que Dodo Habib avait une oreille qui saignait et qu'après leur acte, les éléments de la Fesci se sont rendus sur la grande voie puis se sont engouffrés dans des "gbakas" (véhicule de transport en commun de 18 places généralement, NDLR) et des taxis ».
Innocent Gnelbin, alors secrétaire général de l'Association générale des élèves et étudiants de Côte d'Ivoire (Ageeci, mouvement qui venait de naître trois jours plus tôt et qui ne cachait pas son ambition de rivaliser avec la Fesci) et étudiant à cette époque, de l'université délocalisée de Bouaké, a été témoin de la scène. Il soutient qu'il partait rencontrer Dodo Habib, en compagnie d'un autre membre du bureau national de son mouvement quand ils sont tombés sur la scène. Auparavant, Dodo Habib et lui avaient échangé sur un mauvais pressentiment de ce dernier, le jour fatidique.
« Il nous a dit qu'il était au siège de son parti à Williamsville (quartier populaire d'Abidjan située dans la commune d'Adjamé, NDLR) et avait remarqué un mouvement bizarre de la Fesci à la cité universitaire située non loin du siège du PCRCI. Il s'est empressé de partir à Yopougon », raconte Innocent Gnelbin.
Ce que Dodo Habib ignore, c'est qu'il est pisté par des étudiants qui viennent de signaler à leurs mandants, que « l'ennemi » vient de quitter le bureau de son parti. En réalité, c'est sur le siège du PCRCI que le raid était préalablement prévu.
Sur l'identité des assaillants, Innocent Gnelbin est très ferme : « Ce sont des fescistes ». Il est lui-même un transfuge de la Fesci. Aussi affirme-t-il avoir « reconnu des militants de ce mouvement qui étaient aussi de Bouaké. Ils servaient d'instructeurs puisque les étudiants d'Abidjan ne connaissaient pas bien Habib ».
C'est donc la dernière fois qu'Ekissy Achi et Innocent Gnelbin voient Dodo Habib vivant.
L'assemblée générale de la Fesci
Selon un acteur de l'opération dont nous avons enregistré pour la première fois le témoignage en avril 2007 (à cette époque, il craignait pour sa vie et voulait que nous enregistrions ses aveux à remettre à la justice internationale, au cas où il lui arrivait un malheur), ceux qui se sont rendus au domicile d'Ekissy Achi étaient des étudiants membres de la Fesci. Ce témoin qui a préféré garder l'anonymat, dit avoir été membre du commando qui a mis la main sur Dodo Habib. Nous l'appellerons l'étudiant Yokou. L'étudiant Yokou donc, fait savoir que tout est parti de la cité universitaire de Williamsville. A l'issue d'une assemblée générale extraordinaire, l'ordre a été donné aux participants, par des responsables de la Fesci, de se rendre à Yopougon en vue d'y chercher Dodo Habib. Celui-ci était soupçonné d'avoir instigué l'Ageeci. Lequel mouvement a été présenté au cours de cette assemblée générale comme le bras séculier de la rébellion du Mouvement patriotique de Côte d'Ivoire (MPCI de Guillaume Soro), pour pénétrer le milieu estudiantin. En 2004, au moment chaud de la crise ivoirienne, cela suffisait pour être conduit à la potence, sans autre forme de procès.
L'étudiant Yokou affirme que l'assemblée générale de la Fesci a été présidée par Léonard Djékou Fayo alors secrétaire général adjoint du mouvement. Ce dernier reconnaît avoir été présent à cette assemblée générale mais nie l'avoir présidée encore moins avoir donné un quelconque ordre. « J'étais effectivement à l'AG mais ce n'est pas moi qui l'ai présidée. Celle-ci a eu lieu à la salle d'études de la cité universitaire de Williamsville. Je puis vous dire qu'on n'a pas parlé de Dodo Habib », nous a-t-il confié.
Qui a donc présidé cette assemblée générale ? « Vous savez, ça fait un peu longtemps. », nous a laissé entendre l'ex-numéro deux de la Fesci. Une subite perte de mémoire bien suspecte.
Il n'empêche, le témoignage d'un autre étudiant confirme certains points de la déclaration de Léonard Djékou Fayo. Ce témoin que nous avons rencontré par l'intermédiaire d'un ami de Dodo Habib, était pour sa part, présent à l'assemblée générale de Williamsville en tant que responsable d'une section Fesci.
« C'était une AG urgente, se souvient-il. On savait que quelque chose de grave se préparait puisqu'à la Fesci, on n'avait pas l'habitude de tenir nos AG à Williamsville. Les AG se faisaient généralement au campus de Cocody. C'est Semzo en sa qualité de secrétaire national à l'organisation et surtout premier responsable de la Fesci de Bouaké dans le bureau national qui distribuait la parole et la prenait, en présence de Djékou qui représentait le secrétaire général de la Fesci. Semzo a déclaré qu'il avait une liste sur laquelle étaient inscrits des noms de militants de la Fesci présents, pour certains, dans la salle de l'AG. Ces fescistes, selon lui, étaient en fait des infiltrés d'un mouvement rival à la Fesci, soutenu par la rébellion. Sur le champ, il a cité le nom de Zoko Zondé. C'était la suspicion généralisée. Il nous a dit qu'il tenait sa liste des Renseignements généraux. Dans cette ambiance, les responsables Fesci de Bouaké étaient dans leurs petits souliers. Presque tout le monde les soupçonnait et eux se sentaient menacés ».
Selon ce témoin, « c'est Semzo qui a donné l'ordre d'aller chercher Dodo Habib ». Semzo c'est le surnom de Sémi Bi, aujourd'hui en exil au Ghana, après l'arrestation de Laurent Gbagbo. Semzo n'a jamais voulu parler à la presse. Mais il s'est confié à l'époque à des journalistes de « Notre Voie » (journal pro-Gbagbo). Sa ligne de défense n'a jamais changé, rejoignant la position officielle du mouvement après l'éclatement de l'affaire : « Dodo Habib a été victime de la guéguerre interne à la rébellion de l'époque ». Sans plus !
Quant à Zoko Zondé, le présumé infiltré, il a vivement souhaité qu'on le « laisse loin de cette affaire ». En réalité, il avait été victime de pressions du bureau national de la Fesci, qui l'a obligé à faire des aveux tronqués.
« Appelez le directeur de la DST ! »
Que s'est-il passé après le rapt ? Selon l'étudiant Yokou, ses camarades et lui ont réquisitionné un "gbaka" après qu'ils ont mis la main sur « l'ennemi ». Le véhicule était surchargé. Ce qui a attiré l'attention des policiers qui tenaient un check-point non loin du commissariat du 16e arrondissement de Yopougon.
Cette époque, rappelons-le, était marquée par le complot dit du "gbaka", une affaire non élucidée présentée par les autorités comme une tentative de coup d'Etat, orchestrée par des individus qui avaient tenté d'assiéger la télé nationale, à bord d'un « gbaka ».
Un « gbaka » surchargé était donc potentiellement suspect aux yeux des éléments des Forces de défense et de sécurité (FDS). Par ailleurs, la coutume à ce moment, voulait que les policiers, à un check-point, arrêtent les "gbakas" qui passent et que les chauffeurs de ceux-ci leur payent discrètement leur "levée de barrage" qui équivaut à 500 Fcfa.
L'étudiant Yokou affirme que les choses se sont passées autrement : « Ils ont arrêté le "gbaka" et nous ont demandés ce qui se passait concrètement, puisque c'était surchargé et qu'on maintenait l'individu Dodo Habib, qui saignait. On leur a dit de rentrer en contact avec le commandant de la DST ».
Il s'agit en fait d'Obou Dapéa, directeur intérimaire de la Direction de la surveillance du territoire (DST, service de contre-espionnage ivoirien). Ce dernier est mort dans un accident de voiture, deux ans après les faits. La référence à la DST était-elle un trafic d'influence juste pour éloigner des policiers, peu regardants quand il s'agit d'affaires impliquant la Fesci ou alors la DST était véritablement informée de l'affaire ? Difficile de savoir. Une chose est certaine, le "gbaka", selon l'étudiant Yokou a été autorisé à continuer sa route, après quelques coups de fil des policiers. A trois reprises, sur le parcours qui conduit le commando au campus de Cocody, c'est la même mise en scène, à en croire l'étudiant Yokou.
Le procès
Une fois le convoi au campus de Cocody, Dodo Habib, selon l'étudiant Yokou, est conduit dans les anciens locaux de l'Abidjan université club (AUC) devenus le siège local de la section Fesci Campus 2. Il est soumis à un interrogatoire qu'il qualifie de "procès". Un autre témoin (anonyme) précise : « Au moment où nous sommes arrivés à Yopougon, la délégation qui nous précédait avait déjà mis la main sur Habib. De là, quelqu'un nous a dit de nous rendre au campus de Cocody. Là-bas, nous avons trouvé Habib qui était déjà mal en point. Il avait été sévèrement lynché. Quand le Général Terrain est arrivé, il a demandé que nous sortions. Et que cela allait se passer au sein du bureau national. Nous sommes sortis pour nous retrouver à la cité universitaire de Mermoz, non loin de là ».
Le Général Terrain était le nom de code de Serges Kuyo, le secrétaire général de la Fesci au moment des faits, mort dans un accident de la circulation à quelques kilomètres de Yamoussoukro (capitale administrative de la Côte d'Ivoire) le 30 juillet 2007, alors qu'il revenait de Bouaké où il a pris part à la cérémonie dite de la "Flamme de la paix'', organisée pour célébrer la paix retrouvée entre les FDS et les ex-rebelles suite à la signature de l'accord politique de Ouagadougou .
Le "procès" aurait été conduit par Vitalien Siahou. Nous avons pu contacter ce dernier. Il dément fermement cette allégation. Il reconnaît avoir été secrétaire à l'éducation du bureau conduit par Serges Kuyo mais dément toute implication dans l'affaire Dodo Habib, déclarant qu'il n'était pas au campus ce jour-là.
Notre témoin affirme que n'ayant pas assisté au « procès », il ne peut confirmer le « jugement » fait par Siahou Vitalien, «cependant, cela ne m'a pas étonné d'apprendre que c'est Siahou qui avait conduit le procès. Chaque fois qu'il y avait une affaire de ce genre à la Fesci, c'est lui, qui sous le prétexte qu'il était diplômé en droit, cherchait à régler le problème, selon lui, suivant les procédures de droit».
Une chose est certaine, le corps de Dodo Habib a été retrouvé par des policiers, suite à un appel anonyme, dans un sac de charbon, une corde au cou, trois jours après son enlèvement.
Exécuté
L'étudiant Yokou soutient que contrairement à l'information relayée dans la presse à cette époque, Dodo Habib n'a pas été pendu.
« Habib, raconte-t-il, n'a pas été tué par pendaison. Il a été exécuté à l'aide de gourdins, de bois et de machette. C'est après que les bourreaux ont tenté de couvrir cela, en enroulant une corde à son cou pour faire croire à un suicide » (à lire dans notre prochaine publication, l'interview de l'étudiant Yokou).
Ekissy Achy le secrétaire général du PCRCI a vu le corps portant des traces de tortures, de son militant, à la morgue du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Treichville.
« A la morgue, on m'a montré aussi une corde en plastique. Je savais que la thèse du suicide était une très cynique manipulation », souligne-t-il. Une autopsie a été commandée par la Police judiciaire (PJ, actuelle Direction de la police criminelle-DPC). Ekissy Achy affirme que bien que c'est lui qui a dû payer les frais d'autopsie élevés à 300.000 FCFA, il n'a pas vu les conclusions du rapport d'autopsie. Celles-ci ont été directement transmises, frappées du sceau de la confidentialité, à la PJ. Pour lui, il ne fait l'ombre d'aucun doute que ce sont des éléments de la Fesci qui ont tué Dodo Habib. A son temps, il a ouvertement accusé Sémi Bi et Serges Kuyo d'être les commanditaires de l'assassinat de son jeune militant. Serges Kuyo, répondant en son nom et en celui de son collaborateur, après les accusations relayées à son temps, par la presse, a très fermement clamé son innocence, rejetant la responsabilité du crime sur les ex-rebelles « qui se battent entre eux, pour savoir qui de Soro Guillaume ou de Ibrahim Coulibaly dit IB, sera le vrai patron de la rébellion ». Dans son véhicule accidenté, alors que le souffle de vie le quittait, des témoins affirment qu'il a confessé la mort de Dodo Habib, signalant qu'il a été placé devant les faits accomplis par Sémi Bi qui était chargé de superviser la petite correction qui devrait être infligée à l'étudiant communiste.
La police criminelle a enquêté pendant trois ans. Elle a bouclé son enquête le 17 août 2007, date à laquelle elle a transmis son dossier au parquet du tribunal d'Abidjan Plateau. La suite de la procédure est de la responsabilité du procureur. Le procureur de l'époque, Raymond Tchimou, nous avait déclaré que ses services poursuivaient l'enquête. C'était en 2009. Après le changement de régime en avril 2011, le PCRCI et des amis de Dodo Habib à l'Ageeci, ont tenté de « réveiller » l'affaire. Les nouveaux responsables du parquet sans leur opposer une fin de non-recevoir, leur ont implicitement laissé entendre que le parquet avait bien plus de dossiers à traiter après la crise postélectorale qui a fait officiellement plus de 3000 morts.
En attendant que la justice ivoirienne décide enfin de faire la lumière sur l'une des pages tristes de la décennie ensanglantée (2000-2010) de la tristement célèbre Fesci, les assassins de Dodo Habib courent toujours et certaines personnes (comme nous et l'étudiant Yokou), qui ont tenté de faire éclater la vérité, ont souvent été menacées de mort. L'étudiant Yokou avait ainsi été contraint à l'exil, avant de revenir au pays. En novembre 2007, nous avons échappé à un enlèvement planifié par des fescistes mis en cause par des témoins, grâce à diverses sources notamment à la Fesci. Le 23 juin prochain, l'Ageeci compte organiser son traditionnelle journée-souvenir en mémoire de Dodo Habib. Cette année, comme depuis neuf ans, leur slogan restera inchangé : « Justice pour Habib ! ».
Ouattara Moussokoro
In Lebanco.net 26 Février 2013