Poussant la tension à l’approche du referendum, le ministère de l’Intérieur sonne l’alarme contre de présumées «prémices d’une conspiration funeste». Des voix critiques se sont en effet élevées récemment, dénonçant un projet constitutionnel jugé dangereux pour l’avenir du pays. Entre la volonté affichée des autorités de transition de maintenir l’ordre et les avertissements de figures comme la Coalition pour la Nouvelle République (CNR) ou Alain-Claude Bilie-By-Nze, le Gabon entend-il camper dans l’embrigadement de l’espace public et du débat démocratique ? Petite anatomie d’un débat constitutionnel où chaque mot compte et où l’avenir démocratique d’une nation se joue, peut-être, dans l’équilibre fragile entre stabilité et pluralisme.
Dans le tumulte, général, de sa transition politique et, particulier, de l’approche d’un référendum pour la validation de sa prochaine constitution, le Gabon se trouve soudainement confronté à un dilemme aussi vieux que la démocratie elle-même : comment concilier la stabilité d’un État en mutation avec la pluralité des voix faisant la richesse du débat public ? Le récent communiqué du ministère de l’Intérieur et de la Sécurité, publié un dimanche – le 29 septembre 2024 – cristallise en effet ces tensions et révèle les failles d’un processus de transition sous haute surveillance.
Un débat sous tension
Empreint d’une gravité presque prophétique, le langage choisi par le ministère de l’Intérieur et de la Sécurité évoque des «initiatives qui ne sont pas sans rappeler les prémices d’une conspiration funeste». Aussi alarmiste que sibylline, cette rhétorique donne l’impression d’une suspicion sur toute forme de dissidence et d’un besoin de la freiner. Si l’intention affichée est de prévenir des troubles à l’ordre public, la méthode choisie suscite tout de même des interrogations quant à la maturité démocratique du processus en cours.
En contrepoint de la posture officielle concernant le processus de révision constitutionnelle, des voix critiques se sont en effet élevées avec force. Elles sont nombreuses, allant des députés Jean Valentin Leyama et ses compagnons ayant voté ‘non’ à l’issue de la constituante, en passant par Geoffroy Foumboula Libéka (4è vice-président de l’Assemblée nationale de Transition) et bien d’autres leaders d’opinion sur les réseaux sociaux. Mais, les plus emblématiques restent celles de la Coalition pour la nouvelle République (CNR) et, tout récemment, d’Alain-Claude Bilie-By-Nze, figure de l’opposition ponctuelle au CTRI et ancien Premier ministre. Leurs analyses convergent pour dénoncer un projet constitutionnel qu’ils jugent dangereux pour l’avenir du pays.
Une «constitution transgenre» aux relents discriminatoires
Bilie-By-Nze n’hésite pas à qualifier le texte proposé de «mortifère», tandis que la CNR va plus loin en parlant d’une «constitution transgenre qui n’entre dans aucun moule des régimes politiques existants». Durcissant le ton, Hermann Immongault, le ministre de l’Intérieur et de la Sécurité, parle, lui, «d’éviter tout discours de haine et de division, constitutif d’un trouble à l’ordre public».
Ces critiques acerbes par les mis en garde trouvent un écho particulier dans l’analyse des critères d’éligibilité proposés. L’ancien Premier ministre pointe du doigt une disposition selon laquelle «ne pourront y accéder que les Gabonaises et les Gabonais ‘nés de père et de mère gabonais, eux-mêmes nés Gabonais’». La CNR, dans sa déclaration, renchérit en dénonçant une «discrimination négative, dangereusement insérée au projet de la loi fondamentale» qui établirait selon elle «une classification en Gabonais entier, demi-Gabonais, tiers Gabonais et quart Gabonais».
Ces critiques relèvent, en réalité, les risques inhérents à une définition restrictive de la citoyenneté dans un pays au tissu social complexe. Une approche qui, si elle venait à être adoptée, pourrait en effet créer des lignes de fracture au sein même de la nation gabonaise, remettant en question le principe d’égalité devant la loi, pilier de toute démocratie moderne.
Le spectre des conflits et l’urgence de «mettre la balle à terre»
S’il peut paraître excessif, le parallèle osé par Bilie-By-Nze avec «l’ivoirité et le cas des hutus et des tutsis au Rwanda» n’en demeure pas moins un avertissement sérieux sur les dérives potentielles d’une politique d’exclusion. La CNR fait écho à cette préoccupation en prévenant que ces dispositions risquent d’entraîner «la désintégration du tissu social, du socle national, du vivre-ensemble, de l’unité nationale et du sentiment d’appartenance à une même nation». Jalonnée de conflits ethniques aux conséquences dévastatrices, l’histoire du continent africain donne à ces mises en garde une résonance particulière qui ne saurait être ignorée.
Au-delà de la question de la citoyenneté, la CNR soulève un autre point d’inquiétude majeur : la concentration excessive des pouvoirs entre les mains du président. «Le président de la République peut dissoudre l’Assemblée Nationale alors que celle-ci ne peut pas le destituer», s’alarme la coalition. Cette asymétrie pose la question de l’équilibre des pouvoirs, pierre angulaire de tout système démocratique.
Face à ces critiques, la réponse des autorités, invitant les citoyens à «attendre sereinement l’ouverture de la campagne électorale», interroge sur la question du timing démocratique. Est-il judicieux, dans le cadre d’une refonte constitutionnelle majeure, de restreindre le débat à la seule période électorale ?
L’appel de Bilie-By-Nze à «mettre la balle à terre» et à rechercher «les voies d’élaboration d’un projet plus inclusif et plus démocratique» trouve un écho dans la déclaration de la CNR. Cette coalition de leaders politiques «invite le Président de la Transition, le CTRI, le Gouvernement de la Transition et l’Assemblée Constituante, à faire preuve de responsabilité et de patriotisme, en plaçant la constitution à venir au-dessus de tout».
Un moment charnière pour l’avenir du Gabon
L’enjeu pour le Gabon dépasse largement le cadre d’une simple réforme constitutionnelle. Il s’agit, ni plus ni moins, de définir le modèle démocratique que le pays entend adopter pour les décennies à venir. La CNR résume cet enjeu de manière saisissante : «Si le projet de loi portant constitution de la République Gabonaise est adopté en l’état, l’élite gabonaise n’aura pas tiré les leçons du passé de son pays et aura délibérément décidé que le Gabon notre pays rame à contrecourant de l’histoire.»
Le défi qui se pose aux autorités gabonaises est donc double : d’une part, garantir la stabilité nécessaire à toute transition politique sereine ; d’autre part, créer les conditions d’un débat ouvert et constructif sur l’avenir du pays. La réussite de cette équation complexe déterminera la capacité du Gabon à s’inscrire durablement dans le concert des nations démocratiques.
Dans ce moment charnière, les mots de Bilie-By-Nze résonnent comme un appel à la responsabilité collective : «Pour que vive le Gabon immortel, notre Patrie chérie !» C’est dans la capacité du pays à embrasser la diversité de ses voix, y compris les plus critiques, que réside la clé de son immortalité démocratique. L’histoire retiendra-t-elle ce moment comme celui où le Gabon a su concilier l’impératif de stabilité avec les exigences d’un pluralisme démocratique authentique ? Ou verra-t-elle dans cet épisode les prémices d’un repli autoritaire sous couvert de transition ? La réponse à cette question ne dépend pas uniquement des autorités en place, mais de la capacité de l’ensemble de la société gabonaise à s’engager dans un dialogue national inclusif et apaisé.
Anne-Sophie Laborieux