Entre les Africains d’Afrique et les Afro-descendants, notamment ceux qui descendent des Africains emmenés dans les Amériques et les Caraïbes comme esclaves durant les siècles passés, il existe comme un gros malaise pour ne pas en dire plus. Si bon nombre d’intellectuels Afro-descendants américains et caribéens revendiquent leur « africanité », la grande masse d’entre eux ne veulent pas du tout être confondus avec les Africains. Surtout lorsqu’ils se rencontrent en Europe et aux Etats Unis. Ces Afro-descendants reprocheraient aux Africains d’être les descendants de ceux qui ont vendu leurs ancêtres à eux, de ne s’être jamais excusés de ce que leurs ancêtres ont fait, et d’être restés des « sauvages », pendant que eux étaient devenus des « civilisés ». L’histoire raconte que lorsque le boxeur noir américain Cassius Clay alias Mohamed Ali vint dans l’ex-Zaïre (actuel République démocratique du Congo) pour disputer son combat de boxe contre son compatriote Georges Foreman, il fut tellement déçu de voir les rues défoncées de Kinshasa et toute la pauvreté dans laquelle vivaient les populations qu’il dit : « tout compte fait, nos ancêtres n’ont pas eu tort de se laisser embarquer dans les bateaux pour l’Amérique. » Les Antillais de France eux, se disent que même si leurs ancêtres furent des esclaves, eux sont aujourd’hui des citoyens d’un pays développé qui est la France, ce qui les place au-dessus des Africains qui eux, viennent de pays très pauvres et encore « arriérés ». Pendant la colonisation, il y eut des gouverneurs noirs originaires des Antilles. C’est pour cela que l’on dit qu’en France, il vaut mieux pour un Africain d’être contrôlé par un douanier ou un policier Blanc plutôt que par un Noir des Antilles. Le premier est celui qui pourrait se montrer le plus compréhensif envers l’Africain.
Le rapport de l’Africain avec les traites des Noirs est assez étrange, à mon sens. Pour nous, c’est un non évènement. Nulle part ou presque, nous ne les commémorons. Nous n’en parlons même pas. Ni dans nos livres d’histoires, ni dans les discours de nos politiques. Au Bénin, à Ouidah plus précisément, l’une des grandes familles bourgeoises de la ville est celle d’un afro-brésilien descendant d’esclave revenu s’installer dans la ville pour se livrer à son tour au commerce d’esclaves. Personne n’a jamais rien reproché à cet homme et ses descendants ne souffrent d’aucun opprobre en raison des activités de leur ancêtre. Je parle de traites au pluriel parce qu’il y eut celle des Arabes qui perdure jusqu’à nos jours, et celle des Européens. Nous connaissons beaucoup mieux celle des Européens, mais jamais nous ne parlons de celle des Arabes. Sans doute parce que les Européens ont formulé des regrets et se sont en plusieurs occasions excusés. Les Arabes, eux, non, jamais. Pire, certains d’entre eux continuent de la pratiquer, et cela ne nous empêche pas de siéger avec eux dans des organisations internationales. La traite a concerné presque tous les pays d’Afrique subsaharienne et la plupart de nos Etats côtiers disposent de lieux d’où les esclaves furent embarqués pour les voyages sans retour. Il y en a en Côte d’Ivoire. Précisément à Sassandra. Combien d’Ivoiriens connaissent ce lieu ? Dans quel état se trouve-t-il ? Ce n’est pas notre souci. A ma connaissance, pendant longtemps, seul le Sénégal entretint le lieu où les esclaves furent entreposés sur l’île de Gorée avant d’être embarqués pour les Amériques. Depuis quelques années, le Bénin a emboité le pas au Sénégal en organisant des cérémonies commémorant cette page sombre de notre histoire commune. Ce pays vient d’aller encore plus loin en votant une loi qui offre sa nationalité aux descendants des anciens esclaves partis d’Afrique, quel que soit l’endroit du continent d’où ils sont partis. Je salue personnellement cette initiative du Bénin qui contribuera, j’en suis certain, à nous réconcilier davantage avec ces Africains de l’autre côté de la mer et avec notre histoire. Pour des raisons que j’ai beaucoup de mal à m’expliquer, bon nombre d’Africains ont décidé d’effacer leur histoire, surtout celle d’avant leur rencontre avec l’Européen. Ainsi, en Côte d’Ivoire, les quelques monuments que nous avons conservés sont généralement ceux que le colon avait dressés pour célébrer les siens. Ainsi nos monuments aux morts sont-ils ceux des morts des guerres de 1914-1918 et de 1939-1945. Et ceux des nôtres tombés pendant la traite négrière, pendant ce qu’on a appelé la « pacification », pendant la colonisation, pendant la lutte pour l’indépendance, pendant nos propres guerres comme celles de septembre 2002 et 2011 ? Non, rien. Des non évènements.
Ces Afro-descendants sont une partie de nous-mêmes. Connaître notre histoire nous permettra de mieux les connaître, et nous réconcilier définitivement avec eux consisterait à réunifier les membres d’une même famille. Et ceux-là pourraient apporter beaucoup à ce fameux développement que nous cherchons pour notre continent.
Venance Konan