Demandez à un Baoulé, ou un Agni, de vous dire Yamoussoukro, Daoukro, Mbahiakro, Loukou Yaokro, Angamankro en Baoulé ou en Agni. Ils vont diront Yamoussoklo, Daoklo, Gbanhanklo, Loukou Yaoklo, Angamanklo, le « o » étant prononcé comme dans « or ». Mais lorsqu’ils prononcent le nom de ces localités en parlant en français, ils le diront comme indiqué plus haut, avec le « o » prononcé comme dans « eau ». Il en est de même de certains noms baoulé ou agni tels que Brou, N’Goran, N’guessan, Kra par exemple. En Baoulé ou en Agni (les deux langues sont très voisines et sont les miennes, mes deux parents étant issus de ces deux ethnies), ils diront Blou, N’gloan, In’ssan, Kla. Ainsi, dans plusieurs mots, le son « l » dans la langue originelle est remplacé par le son « r » lorsque l’on s’exprime en français. Pourquoi ? Je n’ai jamais eu de réponse précise à cette question, mais j’ai cru comprendre, lorsque j’étais enfant, que le son « L » dans nos noms ne plaisait pas trop aux colons français qui trouvaient plus chic d’utiliser le son « R ». Je ne sais pas si l’explication est correcte. Peut-être que les Français ont eu des difficultés à prononcer certains de nos noms et qu’ils les ont écrits selon la façon la plus commode pour eux. Mais je ne vois pas ce qui est compliqué à dire dans les mots Blou ou Kla par exemple. Et je ne vois pas en quoi cela ferait plus chic ou plus civilisé de dire Yamoussoukro au lieu de Yamoussoklo, Daoukro au lieu de Daoklo. En tout état de cause, si c’est le colon qui a écrit certains de nos noms ainsi, j’ai cru comprendre qu’il est parti depuis plus de soixante ans. Pour ce qui est du domaine des noms de nos localités ou de nos noms eux-mêmes, il ne peut plus rien nous imposer. Alors, pourquoi, lorsque je m’exprime en baoulé ou en agni, je dis Daoklo ou Angamanklo, et lorsque je dis la même phrase en français je dis « Daoukro » et « Angamankro » ? Pourquoi, selon que je m’exprime en français ou en baoulé, j’appelle certaines personnes de deux manières différentes, par exemple Brou, en français, et Blou, en baoulé, Ngloan lorsque je suis au village, Ngoran lorsque je suis à Abidjan ?
Ne serions-nous pas un peu schizophrènes ? Nous ne savons plus qui nous sommes. Tantôt des Africains, tantôt des clones ratés de français. Ou les deux, je ne sais plus. La nouvelle mode pour les non musulmans est d’aligner pour nos chers bambins deux ou trois prénoms français, et d’y ajouter un prénom de son ethnie. Quelle calamité, de ne pas avoir de prénom français ! Vous imaginez un enfant qui s’appellerait simplement Koffi Kouakou, ou Konan Kouassi ? On dira simplement que ses parents ne l’aiment pas, ou sont de vrais villageois, ce qui est la pire insulte à adresser à un Ivoirien.
L’autre mode est ce que l’on appelle le « chocobi », c’est-à-dire parler avec un accent que l’on croit français. Le « last », c’est lorsqu’un Baoulé qui n’a jamais mis les pieds en France veut parler le baoulé avec un accent français. Il s’agit surtout de ne pas prononcer le lettre « r » comme un Africain, mais comme un Français, c’est-à-dire du fond de la gorge et non de l’avant. Ça ne fait pas du tout civilisé. Tout comme ces affreux cheveux crépus dont le bon Dieu, pour on ne sait quelle malédiction, nous a pourvus. Ah ces cheveux ! Qu’est-ce que nos femmes les détestent ! Quand nous étions enfants, nos mamans les torturaient au fer rougi au feu pour les défriser afin qu’ils ressemblent un peu à ceux des femmes blanches. Maintenant les méthodes sont moins cruelles. Celles qui n’y arrivent pas les cachent sous des perruques de toutes les couleurs, ou carrément en achetant à prix d’or des cheveux de femmes indiennes. Les autres objets de honte sont ce nez épaté et ces lèvres épaisses dont le même Dieu, finalement pas si bon que ça, nous a affublé, alors qu’aux autres il a donné des nez fins et droits et des lèvres toutes minces. Et notre Bernard Dadié, notre grand écrivain et poète qui a osé écrire ces lignes : « je suis content de la forme de ma tête, faite pour porter le monde, satisfait de la forme de mon nez qui doit humer tout le vent du monde…content de mes bras courts, de mes bras longs, de l’épaisseur de mes lèvres… » Il écrit même au début de son poème qu’il remercie Dieu de l’avoir créé Noir. Il est fou ce poète !
Venance Konan