Près de la mer / Abdulrazak Gurnah [Prix Nobel 2021 premier auteur noir africain sacré en littérature depuis 35 ans]
"Je suis un réfugié, un demandeur d'asile. J'ai débarqué à l'aéroport de Gatwick en fin d'après-midi le 23 novembre de l'an dernier. C'est un point culminant, mineur et familier de nos histoires que de quitter ce qu'on connaît pour arriver dans des lieux étranges, emportant avec soi pêle-mêle des bribes de bagages, bâillonnant des ambitions secrètes et embrouillées." 1994. Saleh Omar, originaire de Zanzibar, se présente à la douane avec un faux passeport. Pas de visa d'entrée. Apprentissage de la perte, quête d'identité en terre d'exil, Près de la mer est une histoire d'honneur, de trahison et de vengeance qui nous invite à redécouvrir l'histoire d'une Afrique où les destins individuels se confondent avec l'Histoire passée ou présente. Ce sont aussi tous les mythes de l'océan Indien qui jaillissent de la mémoire collective. De Zanzibar à la péninsule arabique et jusqu'à l'Occident, Omar égrène ses souvenirs malgré lui, réinventant le passé à force d'oubli et dans le souci de sa propre vérité.
Critique de Débézed :
« C’était arrivé parce que je le désirais. »
Un vieil africain, usé, originaire d’une île qui n’est jamais citée mais qui pourrait être Zanzibar, celle où est né l’auteur, essaie de pénétrer en Grande Bretagne avec des faux papiers en jouant à celui qui ne comprend pas l’anglais. L’interprète, sollicité pour communiquer avec le vieil homme, constate avec stupeur que celui-ci porte le même nom que son père désormais décédé et qu’ils sont issus tous les deux de la même île. Alors, entre les deux personnages, se noue une relation ambiguë au cours de laquelle le vieil homme essaie de faire comprendre, à son concitoyen d’origine, l’histoire qu’il a vécue. Cette histoire qui se mélange continuellement avec celle de leur pays commun, de leur ville, de leurs familles réciproques qui se sont rencontrées, côtoyées, mélangées, opposées, combattues, haïes, trahies, pour des raisons pas très nobles, futiles, mercantiles et puériles, attisées par un commerçant qui joue le rôle de l’ami des deux parties qu’il trahit de la même façon. « Avez-vous remarqué les incroyables conséquences des querelles de famille dans l’histoire des sociétés islamiques. »
Avec pour fond l’Océan Indien à l'époque où les commerçants y régnaient en maîtres sous l’œil attentif des Européens, surtout anglais et portugais, l’auteur évoque la nostalgie d’un temps révolu où la liberté était peut-être limitée par l’occupant mais où régnaient la paix et le calme nécessaires aux transactions commerciales. La fin d’une époque, la mort du mythe de la splendeur du Sultanat de Zanzibar qui a fait rêver tant de générations d’Européens.
Dans une prose dense, riche, au rythme lent qui correspond à celui de ce vieux noir usé qui a connu bien des misères dont celles des geôles des dictateurs tanzaniens, l’auteur raconte le parcours du combattant de l’exilé, sa réticence à s’intégrer, sa difficulté de rompre avec son passé, son pays, sa culture, son peuple et sa famille même si elle n’est plus. Il stigmatise aussi le rôle de la religion dans les luttes entre les peuples et les familles ; il ne peut, cependant, pas cacher que la religion est nécessaire à sa vie et surtout à la gestion de la fin de celle-ci.
Mais, pour moi, ce livre atteint sa véritable plénitude à travers le discours que Gurnah propose, sur la mémoire, le passé qui construit le présent et projette l’avenir, les souvenirs qu’on a gardés, ceux qu’on perdus et, ceux qu’on voudrait avoir. Car la mémoire n’est pas une chose fiable, c’est une reconstruction de ce qui a été par ce qui est, le souvenir du passé qu’on voudrait avoir eu peut-être plus que celui qu’on a eu. Et, ces deux êtres s’enferment dans un huis clos où ils essaient de satisfaire leur besoin de savoir pour être, quitte à réinventer le passé pour qu’il soit conforme aux souvenirs qu’ils voudraient avoir pour justifier leur présent et appréhender leur avenir. Une façon de voir les choses telles qu’ils voudraient les voir et pas forcément telles qu’elles ont été.
« Peut-être ai-je rêvé cette chose là, l’ai-je fantasmée. Peut-être l’ai-je désirée, et j’ai pensé que c’était arrivé parce que je le désirais. » Débézed
Biographie de Abdulrazak Gurnah : (Prix Nobel) Abdulrazak Gurnah, premier auteur noir africain sacré en littérature depuis 35 ans
Le Nobel de littérature a sacré, jeudi 7 octobre, le romancier Abdulrazak Gurnah. Né en Tanzanie, résidant au Royaume-Uni, il est le premier auteur noir africain à recevoir la plus prestigieuse des récompenses littéraires depuis 1986.
Abdulrazak Gurnah, connu, entre autres, pour son roman Paradise, a été récompensé pour son récit "empathique et sans compromis des effets du colonialisme et le destin des réfugiés pris entre les cultures et les continents", selon le jury.
Né en 1948 à Zanzibar, qu'il a fui en 1968 à un moment où la minorité musulmane était persécutée, il a publié une dizaine d'ouvrages depuis 1987.
Son œuvre s'éloigne des "descriptions stéréotypiques et ouvre notre regard à une Afrique de l'Est diverse culturellement qui est mal connue dans de nombreuses parties du monde", ont argumenté les jurés.
L'an passé, la poétesse américaine Louise Glück avait été sacrée par la plus célèbre des récompenses littéraires pour son œuvre à la beauté austère.
Un prix très occidental
Abdulrazak Gurnah est le second auteur noir africain à recevoir la récompense après le Nigérian Wolé Soyinka en 1986, et le premier auteur noir depuis 1993 après l'Afro-américaine Tony Morrison.
Cette année, les conjectures ont beaucoup tourné autour de la promesse de l'Académie d'élargir ses horizons géographiques. Cependant le président du comité Nobel, Anders Olsson, avait pris soin de réaffirmer en début de semaine que le "mérite littéraire" restait "le critère absolu et unique".
La distinction est historiquement très occidentale. Depuis 2012 et le Chinois Mo Yan, seuls des Européens ou des Nord-Américains ont été sacrés.
AFP
Publié le :
12 octobre 2021Par:
Lago Tape