Elle suscite à la fois curiosité et admiration parce qu’elle exerce, selon ses administrés avec dextérité et une compétence avérée, une fonction qui a de tout temps été dévolue aux hommes dans la région du Cavally. Nous sommes allés à la rencontre d’une femme au parcours atypique, ayant un destin hors du commun. Elle a été désignée en 2015 chef du village de Kouébly-Banco, situé à 15 Km de Guiglo dans le département de Guiglo, regroupant 8 000 âmes. Elle devient ainsi de part cette nomination, la première personne de sexe féminin à accéder à cette fonction dans la région du Cavally. Une nomination qui sonne comme le glas du règne des hommes au poste de chef de village.
Le processus de sa nomination, sa vie de foyer, sa principale préoccupation en ce qui concerne son travail, son projet pour le développement de son village, comment arrive-telle à gérer les problèmes qui lui sont soumis ?, etc, sont autant de sujets qu’elle a abordé au cours de cet entretien
Lebanco.net : Comment vous avez été désignée chef pour conduire les destinées du village de Kouébly-Banco. Alors que selon la tradition, seuls les hommes ont le droit de diriger ce village ?
Suite à une visite effectuée dans le courant de l’année 2015, le sous-préfet du département de Guiglo d’alors, en l’occurrence Okrou Tohouri a annoncé, au vu des textes régissant le fonctionnement des villages que les campements de plus de 300 habitants doivent être érigés en villages. Kouébly-Banco, qui revendique plus de 8 000 âmes, était de facto concerné par cette disposition. Le comité qui gérait le village jusque-là, composé des chefs de différentes communautés vivant dans le village et la notabilité, appuyés par les frères et sœurs du village, ont porté leur choix sur ma modeste personne. Estimant que c’est moi qui peux conduire au mieux les destinées du village. Qui, faut-il le souligner est encore un gros campement car son plan de lotissement n’est pas encore sorti.
Pour quelles raisons avez- vous accepté d’exercer une fonction dévolue d’ordinaire aux hommes ?
J’ai accepté cette fonction pour défendre mes sœurs, aider les hommes et pérenniser la mémoire de mon père. Il a servi plus de 20 ans le village de Domobly. C’est en quelque sorte un défi que je relève. Le travail à proprement parlé n’est pas difficile. J’invite mes sœurs à qui on demande d’assurer ce genre de responsabilités dans leurs localités d’origine à le faire. Les hommes ont commencé à comprendre. Je suis la curiosité du Cavally. Les enfants, les jeunes, ainsi que tous les habitants du village ont de l’admiration pour moi.
Qu’est-ce que cela vous fait de savoir que vous êtes la première femme chef de village dans la région du Cavally ?
Mon père a été chef de village et moi je suis la première femme chef d’un village de la région du Cavally. Ce sont des sentiments de joie et de fierté qui m’animent. J’en suis très heureuse. Mais cette nomination se présente à moi comme un défi moral. Etre chef d’accord, mais comment faire pour réussir ma mission ? C’est la question la plus importante que je me pose. Mon objectif est surtout de marquer l’histoire de la gouvernance de la femme dans le Cavally.
On dit de vous que vous êtes une femme de grand cœur, discrète et accueillante. Est-ce que ces seules qualités suffisent pour gouverner un village ?
Non ces qualités ne sont pas suffisantes, mais elles sont nécessaires.
Quelles sont les autres qualités que doit avoir une femme pour diriger un village ?
Ce sont les mêmes qualités que celles que doit avoir un homme qui est désigné comme chef de village. Elle doit être un modèle, un exemple que la communauté va suivre. Elle doit aussi être disponible, attentive et ouverte. Hormis ce qui précède, elle doit aussi consulter ses notables, prendre en compte leur avis avant toute prise de décision. Par conséquent, elle doit pour ce faire leur témoigner sa confiance. Et décider en dernier ressort quand il y a une décision à prendre.
Y-a-t-il des qualités spécifiques dont une femme doit se prévaloir pour être chef dans une localité de la région du Cavally ?
Oui. Dans la région du Cavally, il y a des qualités précises qu’une femme qui est amenée à diriger un village doit absolument avoir. De prime abord, elle doit avoir confiance en elle. Elle doit être préparée psychologiquement aux attaques, qui peuvent venir de toutes parts, surtout des hommes. Car il est encore difficile pour certains hommes, d’admettre une femme au poste de chef de village dans la région. Cela pour dire qu’elle doit être mentalement et moralement forte.
Par ailleurs, il est important pour elle d’être financièrement autonome. En vue de pouvoir faire face à d’éventuelles sollicitations.
Quel regard vos administrés jettent-ils sur votre gestion du village ?
Loin de nous toute idée de vouloir nous vanter, mais nous affirmons que nous faisons tant bien que mal notre travail. De ce fait, nous sommes devenus une curiosité dans le Cavally. Les enfants, les jeunes, ainsi que tous les habitants du village ont de l’admiration pour nous. Ils nous vouent un respect digne de ce nom. Il y a des personnes qui ont prophétisé en déclarant qu’un jour, nous rencontrerons la reine d’Angleterre. Tout cela est bien beau, mais pour l’heure, à l’ouest où tout est difficile, nous voulons relever un défi : celui qui consiste à aider les hommes et défendre les femmes. Nous ne sommes pas là pour inciter les gens à faire la guerre, encore moins pour entretenir une certaine rivalité avec les hommes. Nous voulons à notre humble niveau contribuer au bien-être des populations de notre village et par ricochet à son développement.
Votre compétence a dépassé les limites du village de Kouebly-Banco au point où vous avez été sollicité pour diriger Domobly, le village natal de votre défunt père. Pourquoi avez-vous décliné cette offre ?
Il y a quelques années notre tradition était très opposée à la gouvernance des femmes. La gente féminine était reléguée au second rang. Au moment où j’ai été sollicitée par le village de Domobly, je venais d’entreprendre un projet champêtre, qui me prenait beaucoup de temps. Aussi, à cette période je n’étais pas financièrement nanti.
C’est au vu de ces raisons que j’ai refusé l’offre. En vue de me consacrer exclusivement à la communauté de Kouébly-Banco, qui me réclamait également.
Comment arrivez-vous à allier votre fonction de chef de village, votre travail à la mairie de Guiglo et votre vie de foyer ?
J’ai un planning que je suis à la lettre. Les jours ouvrés, je suis à mon lieu de travail à la mairie de Guiglo, sauf en cas d’urgence. A ce propos, je tiens à remercier mon chef de service, qui m’autorise à m’absenter quand cela s’avère nécessaire. Tous les week-ends sont réservés aux activités de la chefferie et aux travaux champêtres. Je salue le dynamisme des notables, la présidente des femmes, le président des jeunes ainsi que les enseignants. Je leur dois le succès dans ma fonction de chef.
Qu’en est-il des tâches ménagères ?
Pour ce qui concerne les tâches ménagères, je m’en occupe, avec l’aide de mes enfants qui fort heureusement sont maintenant grands, le matin avant de me rendre au service, et le soir à la descente.
Depuis votre prise de fonction en 2015, y a-t-il une situation qui vous a donné l’envie de rendre le tablier ? Si oui laquelle ? Comment l’avez-vous surmontée ?
Je n’ai pas eu de problème de nature à m’inciter à démissionner. Mais ma seule préoccupation pour ne pas dire mon seul cri de cœur est que je n’ai pas encore mon arrêté administratif de nomination de chef de village. Cela me dérange beaucoup. Il y a des responsables de l’administration et bien d’autres qui voudraient me voir participer à des réunions, mais je suis gênée de m’y rendre parce que je n’ai pas le badge des chefs de villages.
Propos recueillis par Jeremy Junior