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Internationale

Entre ses forêts et son cacao, la Côte d’Ivoire peine à trancher

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Natacha, 18 ans, et sa sœur Alida, 14 ans, parcourent le village de Jean-Claudekro, rasé par la Société de développement des forêts, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire. Yassin Citow

Dans l’ouest ivoirien, une cohabitation sous tension (3/5). La région abrite de nombreuses zones protégées où vivent des milliers de planteurs sous la menace de « déguerpissements ».

Deux sœurs traversent un paysage de désolation en se tenant par la main. Arrivées à leur but, Natacha, 18 ans, donne des consignes à Alida, de quatre ans sa cadette : « Regarde sous ce tas de pierres, il y avait notre cuisine ici, on pourra peut-être retrouver des choses utiles et les rendre à maman. » Alida s’exécute et extirpe de sous les débris une grande mouvette en bois.

Autour d’elles, des ruines, partout, comme si une tornade était passée par là. Il ne reste plus rien ou presque de leur village, Jean-Claudekro, situé dans l’ouest de la Côte d’Ivoire. Fin janvier, le bourg a été « rasé par des gros Caterpillar », précise Natacha, le regard encore hagard : « Des hommes sont arrivés un matin, ils ont tiré en l’air avec leur fusil et nous avons fui. Quand nous sommes revenus, le village n’existait plus. »

Avant sa démolition, ce village où vivaient un millier de personnes comptait une école, un centre de santé, trois églises, une mosquée, une boutique Orange Money, quelques maquis et, en période électorale, un bureau de vote. Rien qui ait pourtant dissuadé les agents de la Société de développement des forêts (Sodefor), l’entreprise publique chargée de la préservation des forêts ivoiriennes, de venir le détruire.

« C’est tellement hypocrite »

Ce funeste destin, Jean-Claudekro le doit à sa particularité géographique. Il est l’un des 36 villages nichés au cœur de la « forêt classée » du Scio, une vaste surface de 88 000 hectares du grand ouest ivoirien. Cette région abrite une bonne partie des 232 forêts classées nationales ; des espaces pensés à l’origine pour être vierges de toute activité humaine.

Or à Jean-Claudekro comme dans les autres campements, les habitants sont tous là, depuis des décennies, pour la même raison : le cacao. Pourtant interdite dans ces zones, la culture de la cabosse est l’activité principale de centaines de milliers de travailleurs, venus des quatre coins de la Côte d’Ivoire autant que des pays voisins, qui ont largement contribué au « miracle ivoirien ». Selon la Banque mondiale, « l’or brun » occupe près de 5 millions de personnes (sur environ 25 millions d’habitants) et représente 15 % du PIB ivoirien et plus de 40 % de ses exportations. Une ressource clé pour le pays, premier producteur mondial, et à ce titre un enjeu de taille pour les candidats à l’élection présidentielle d’octobre.


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Mais ces chiffres mirobolants ne disent pas tout. Selon l’ONG américaine Mighty Earth, près du tiers du cacao ivoirien viendrait de ces zones protégées, censées être inhabitées et non cultivées. « Depuis que je suis né, je produis plusieurs tonnes de “cacao classé” par saison », s’amuse Stéphane*, un Burkinabé d’une trentaine d’années, en inspectant des fèves qui sèchent au soleil. Originaire de Lobikro, un village voisin de Jean-Claudekro qui a subi le même sort fin janvier, ce jeune « planteur-commerçant » en veut particulièrement aux agents de la Sodefor, qui, dit-il, lui ont volé ses biens, son argent et le cacao qu’il avait entreposé sur place.

Depuis, Stéphane s’est installé avec sa famille dans un village « juste en face de la frontière de la forêt classée », d’où il peut surveiller ses activités dans le cacao, qui « n’ont pas cessé », précise-t-il : « C’est tellement hypocrite de nous chasser, tout le monde a toujours profité de cette situation et personne n’a intérêt à ce que ça s’arrête. » En guise de preuve, il présente des photos où il apparaît en compagnie d’autorités locales à qui lui et ses associés ont offert des cadeaux « pour pouvoir rester ».

« Il ne reste plus rien de la forêt »

A intervalles irréguliers, les autorités procèdent à des opérations de « déguerpissement » et rasent des villages entiers, pourtant dotés de services de l’Etat, pour cause d’« occupation illégale ». Des opérations souvent dénoncées par la société civile, qui reproche au gouvernement d’en faire un outil de communication. En 2016 et 2017, le Regroupement des acteurs ivoiriens des droits humains (Raidh), une plateforme associative nationale, et l’organisation Human Rights Watch (HRW) ont d’ailleurs alerté sur le fait que « les mesures de protection de l’environnement […] ne devraient pas être réalisées au prix des droits des personnes qui y vivent ».

A quelques mois de l’élection présidentielle, le gouvernement « ne peut pas se permettre de devoir gérer des situations humaines et sociales potentiellement explosives », estime Isaac N’Gbesso, consultant-formateur au Raidh. Au-delà des compensations financières qu’il faudrait verser en échange des expulsions, « où mettre les centaines de milliers de personnes étrangères, ou perçues comme telles, qui travaillent dans ces forêts, alors même que la cohésion entre les communautés est délicate ? », s’interroge-t-il.


Surtout, au vu de l’anthropisation avancée de certaines forêts classées, une question se pose : qu’y a-t-il encore à protéger ? A Scio, la déforestation causée par la culture du cacao est visible à l’œil nu. Passé les pourtours du site, très boisés, on découvre un immense champ à ciel ouvert. Une impression que traduisait déjà en 2016 un responsable d’unité de la Sodefor : « A Scio, il ne reste plus rien de la forêt, il n’y a que du cacao. » Le constat à l’échelle nationale n’est pas plus reluisant. Depuis son indépendance en 1960, la Côte d’Ivoire a perdu 90 % de son couvert forestier. Et il ne reste plus que 1,3 million d’hectares non dégradés de forêt classée sur les 4,2 millions que comptait le pays il y a plus d’un demi-siècle.

Les autorités ivoiriennes tentent d’inverser la tendance depuis quelques années. En 2014 déjà, le président Alassane Ouattara s’engageait à restaurer le couvert forestier en doublant sa surface actuelle. Si la reconquête verte est louable, elle semble se faire au détriment de populations installées depuis des décennies, sans pour autant se priver des dividendes de « l’or brun ».

Concilier l’arbre et le cacao

Un paradoxe que résume Innocent, jeune planteur à moto rencontré sur la route entre Lobikro et Jean-Claudekro : « J’ai fait toute ma vie ici, j’y ai planté du cacao, on m’a taxé et encouragé à produire davantage, et aujourd’hui on me déguerpit sans ménagement mais on m’autorise quand même à garder mes champs de cacao dans la forêt classée. »

En dépit de ses déclarations de bonnes intentions, la Côte d’Ivoire ne semble pas prête à renoncer à sa première place de producteur de cacao au monde. Ce qui arriverait nécessairement si elle décidait de reboiser massivement ses forêts et d’en chasser la centaine de milliers de planteurs-cultivateurs qui y vivent et travaillent. Pour tenter de résoudre ce dilemme, le pays s’est doté à l’automne 2019 d’un nouveau code forestier. Celui-ci prétend concilier l’arbre et le cacao en misant sur l’agroforesterie.

Dans une cour remplie de « cacao classé », à la lisière de la forêt du Scio, Stéphane s’interroge sur l’avenir : « Je n’ai pas attendu le nouveau code forestier pour savoir que la déforestation c’est mal et que l’arbre est l’ami du cacao. Ce que je veux savoir, c’est ce qu’on me propose en échange d’avoir rasé mon village que mes anciens et moi avions construit pendant trente ans… Où allons-nous maintenant ? » Une réponse que seul le prochain président ivoirien pourrait être en mesure de lui apporter.

* Le prénom a été changé.

Yassin Ciyow



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