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Dans la jungle des médicaments, en plein coeur d’Abidjan

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Chaque matin, elle avalait deux comprimés rouge orangé avec son café. Puis trois par jour. Puis cinq. Puis dix. La mère de Fabrice est morte en 2015 de causes inconnues. A 37 ans, son corps sans vie a été retrouvé près d’une plantation de cacao de la région de Gagnoa, dans le centre-ouest de la Côte d’Ivoire. « Ma mère a travaillé toute sa vie dans les champs. Elle prenait cette saleté de médicament pour tenir le coup. Au début, ça la rendait forte mais ça a fini par la tuer », assure l’Ivoirien de 17 ans.

Le Tramadol, un analgésique puissant qui agit sur le même type de récepteur que la morphine, est souvent prescrit après une opération chirurgicale. La mère de Fabrice a longtemps consommé quotidiennement cet opioïde synthétique hautement addictif pour soulager ses muscles endoloris par le travail aux champs. « Dès qu’elle arrêtait, elle tombait malade. Comme si elle avait le paludisme. Alors elle prenait des doses de plus en plus fortes », raconte Fabrice. Abandonné par son père à l’âge de 2 ans et désormais orphelin de mère, il s’est installé à Abidjan, où il va à l’école pendant la journée et travaille dans un hôtel la nuit.
Présentation de notre série   Abidjan underground
Dans les villages isolés comme dans les grandes villes, les médicaments normalement délivrés sur ordonnance sont vendus librement, partout en Côte d’Ivoire, à des prix dérisoires. En plus d’ignorer la composition, la posologie et les effets secondaires de ces médicaments de rue, beaucoup de paysans ou d’employés exerçant un travail pénible se procurent des analgésiques comme le Tramadol pour affronter des journées interminables. Consommé à forte dose, le médicament fait oublier la chaleur, la faim, le sommeil et la douleur. Mais il peut aussi agir comme une drogue, avec un risque réel d’addiction et d’overdose.

« Bleu-bleu, c’est des vitamines »

L’utilisation abusive de médicaments illicites est largement répandue en Afrique de l’Ouest, en particulier au Bénin, au Cameroun, au Nigeria et en Côte d’Ivoire. Le manque de contrôle et les carences du système médical ont encouragé le développement du secteur pharmaceutique informel, devenu prospère malgré de graves conséquences sanitaires.
 
A Abidjan, le marché d’Adjamé Roxy s’est transformé en pharmacie sauvage. Inauguré en 1972, il est progressivement devenu le plus grand marché parallèle de Côte d’Ivoire, avec 30 % des médicaments frauduleux du pays, selon le ministère de la santé. Un gigantesque souk en plein air où analgésiques, antibiotiques, antipaludiques et antirétroviraux échappent aux circuits pharmaceutiques officiels. Au fil des étals, toutes sortes de comprimés sont exposés sans emballage et vendus sans notice. Ici, ce sont uniquement des femmes qui jouent aux pharmaciennes. Estimées à 8 000 par les autorités, les vendeuses sont pour la plupart analphabètes et n’ont aucune formation médicale.
 
Du Baclofène, fabriqué dans le laboratoire chinois Sichuan Friendly Pharmaceutical Co, vendu à l’unité au marché informel d’Adjamé Roxy.
Pour un traitement contre la fatigue, une des pharmaciennes improvisées conseille des cachets bleus à 250 francs CFA (moins de 0,40 euro). « Bleu-bleu, c’est des vitamines, ça va vous booster », promet-elle. En réalité, il s’agit de Baclofène, un myorelaxant prescrit contre les contractures musculaires involontaires et, dans certains cas, pour traiter l’alcoolisme. Une autre vendeuse suggère du Dynamogén, un produit pour faire grossir. On trouve également des médicaments contre la maladie de Charcot, du Tramadol, des pommades censées blanchir la peau, des stéroïdes prétendument destinés à gonfler les fesses ou la poitrine. Tout et n’importe quoi, vendu à des prix moins élevés qu’en pharmacie.
 
« Les patients les plus démunis vont à Adjamé Roxy parce que c’est moins cher et qu’ils n’ont pas besoin d’ordonnance », indique Christelle Diawara, pharmacienne à Treichville. Les médicaments sont mis sur le marché sans passer par la réglementation traditionnelle, ce qui explique les bas coûts. La vente à l’unité et le développement du circuit de distribution dans les zones rurales incitent les malades à avoir recours au marché informel, dans un pays où seulement 10 % de la population a accès à une couverture médicale. « La plupart des produits sont dangereux voire faux, périmés, ou ne correspondent pas à la molécule annoncée, déplore Christelle Diawara. C’est un problème de santé publique très grave, car non seulement l’automédication est dangereuse et potentiellement addictive, mais en plus les patients passent souvent à côté du vrai diagnostic. »

Des doses non conformes

Si de nombreux laboratoires pharmaceutiques, y compris les grandes industries européennes, sont représentés dans ce marché parallèle, beaucoup de plaquettes sont écrites en chinois ou en hindi. Les grossistes, en plus de s’approvisionner dans le circuit de distribution officiel, se tournent vers le marché illicite, favorisé par la globalisation des échanges commerciaux (en particulier vers l’Asie) et par l’essor des réseaux criminels en Afrique de l’Ouest. Le Tramadol, notamment, est produit en grande quantité en Inde, et une partie est acheminée clandestinement vers les côtes ouest-africaines. En 2014, près de 44 tonnes de Tramadol ont été découvertes par les services de contrôle portuaire de Cotonou (Bénin) et de Tema (Ghana). Un an plus tard, 13 tonnes en provenance d’Inde et à destination du Niger ont été saisies dans le port béninois.
De tous les médicaments illicites vendus sur le marché informel, le Tramadol est le plus dangereux, selon les experts. Depuis 2014, il est dans la ligne de mire de l’Organisation des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), bien que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) refuse toujours de le placer sous contrôle international. Sa consommation a dangereusement augmenté en Afrique de l’Ouest, où il est détourné pour ses effets opiacés. En Côte d’Ivoire, tout comme en France, la dose prescrite est plafonnée à 50 milligrammes. Pourtant, les plaquettes de Tramadol vendues sur le marché d’Adjamé Roxy affichent 200 ou 225 milligrammes. Les laboratoires indiens continuent ainsi de commercialiser le Tramadol à des doses non conformes.
 
Malgré les différentes campagnes de sensibilisation, le marché des médicaments de rue est florissant. En 2015, la ministre ivoirienne de la santé, Raymonde Goudou Coffie, avait promis de s’attaquer à ce trafic en annonçant la destruction du marché d’Adjamé Roxy. « Un grand nombre de problèmes de santé résultent de l’utilisation des médicaments contrefaits. Ces médicaments sont le plus souvent à l’origine d’insuffisances rénales, d’hépatites, d’arrêts cardiaques, de perforations digestives, de cancers et de bien d’autres maladies », avait-elle déclaré. La même année, le gouvernement avait mis en place un système de couverture maladie universelle (CMU). Et plusieurs tonnes de médicaments illicites ont été saisies à Adjamé Roxy par le Comité de lutte contre le trafic illicite et la contrefaçon des médicaments (Cotramed).
 
Des effets d’annonce. Car aujourd’hui, le plus grand marché informel de Côte d’Ivoire est toujours en activité. « La mairie nous embête, mais on donne 1 000 francs CFA par jour aux policiers pour qu’ils nous laissent tranquilles », témoigne une vendeuse. Les autorités ont tenté de les délocaliser à plusieurs reprises, mais les vendeuses reviennent toujours. Ces milliers de femmes, qui ne sont que les intermédiaires d’un trafic dont elles bénéficient très peu, craignent d’être remplacées par un nouveau concurrent de taille : les cyberpharmacies, ces plateformes de vente de médicaments en ligne que les grossistes utilisent désormais pour échapper aux instances de contrôle.

 



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