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Achille Mbembe : « Les Africains doivent se purger du désir d’Europe »

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Chronique. De tous les grands défis auxquels l’Afrique fait face en ce début de siècle, aucun n’est aussi urgent et aussi lourd de conséquences que la mobilité de sa population. Dans une large mesure, son avenir immédiat dépendra de sa capacité à faire en sorte que ses gens puissent se déplacer sur l’ensemble du continent aussi souvent que possible, le plus loin possible, le plus vite possible et, dans l’idéal, sans entrave aucune. Du reste, tout y pousse, aussi bien la croissance démographique, l’intensification de la prédation économique que les dynamiques du changement climatique.
D’ailleurs, les grandes luttes sociales en Afrique au cours de ce siècle porteront autant sur la transformation des systèmes politiques, l’extraction des ressources naturelles et la répartition des richesses que sur le droit à la mobilité. Il n’y a pas jusqu’à la création numérique qui ne s’articulera aux processus circulatoires. La révolution de la mobilité suscitera de profondes tensions et pèsera tant sur les équilibres futurs du continent que sur ceux d’autres régions du monde, ainsi que l’atteste d’ores et déjà la crise dite des migrations, et c’est à réfléchir à ces basculements que nous sommes conviés.
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Afin de bien en appréhender les incidences, encore faut-il tourner le dos aux discours néomalthusiens souvent nourris à la fantasmagorie raciste et qui ne cessent de se propager.

Violence aux frontières

La « ruée vers l’Europe » est, à cet égard, un gros mythe. Qu’un habitant de la planète sur quatre soit bientôt un Africain ne représente aucun danger pour quiconque. Après tout, à l’heure actuelle, des 420 millions d’habitants de l’Europe occidentale, à peine 1 % est composé d’Africains subsahariens. Sur les près de 1,3 milliard d’Africains, seulement 29,3 millions vivent à l’étranger. Parmi ces 29,3 millions, 70 % n’ont pris ni le chemin de l’Europe, ni d’aucune autre région du monde. Ils se sont installés dans d’autres pays d’Afrique.
En réalité, en plus d’être relativement peu peuplée au vu de ses 30 millions de km2, l’Afrique émigre peu. Comparée à d’autres ensembles continentaux, la circulation des biens et des personnes y souffre de quantité d’entraves, et c’est à démanteler ces obstacles qu’appellent les temps.
Il est vrai, entre-temps, le coût humain des politiques européennes de contrôle des frontières ne cesse de s’alourdir, accentuant au passage les risques qu’encourent d’éventuels migrants. On ne compte plus le nombre de ceux qui sont morts pendant la traversée. Chaque semaine apporte son lot de récits aussi scabreux les uns que les autres. Il s’agit souvent d’histoires d’hommes, de femmes et d’enfants noyés, déshydratés, intoxiqués ou asphyxiés sur les côtes de la Méditerranée, de l’Egée, de l’Atlantique ou, de plus en plus, dans le désert du Sahara.
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La violence aux frontières et par les frontières est devenue l’un des traits marquants de la condition contemporaine. Petit à petit, la lutte contre les migrations dites illégales prend la forme d’une guerre sociale désormais menée à une échelle planétaire. Dirigée davantage contre des classes de populations que contre des individus en particulier, elle combine désormais techniques militaires, policières et sécuritaires et techniques bureaucratico-administratives, libérant au passage des flux d’une violence froide et, de temps à autre, non moins sanglante.
Il suffit, à cet égard, d’observer la vaste machine administrative qui permet chaque année de plonger dans l’illégalité des milliers de gens pourtant légalement établis, le chapelet des expulsions et déportations dans des conditions proprement ahurissantes, l’abolition progressive du droit d’asile et la criminalisation de l’hospitalité.
Que dire, par ailleurs, du déploiement des technologies coloniales de régulation des mouvements migratoires à l’ère électronique, avec leur cortège de violences au quotidien, à l’exemple des interminables contrôles au faciès, des incessantes chasses aux sans-papiers, de maintes humiliations dans les centres de rétention, des yeux hagards et des corps menottés de jeunes Noirs que l’on traîne dans les corridors des commissariats de police, d’où ils sortent avec, qui un œil poché, qui une dent cassée, la mâchoire brisée, le visage défiguré, la foule de migrants auxquels l’on arrache les derniers habits et les dernières couvertures en plein hiver, à qui l’on empêche de s’asseoir sur les bancs publics, à l’approche desquels l’on ferme les robinets d’eau potable ?

Vers de nouveaux exodes

Le siècle ne sera cependant pas seulement celui des entraves aux mobilités, sur fond de crise écologique et d’accélération des vitesses. Il sera aussi caractérisé par une reconfiguration planétaire de l’espace, l’accélération constante du temps et une profonde fracture démographique.
En effet, à l’horizon 2050, deux continents rassembleront près des deux tiers de l’humanité. L’Afrique subsaharienne comptera 2,2 milliards d’habitants, soit 22 % de la population mondiale. A partir de 2060, elle figurera parmi les régions les plus peuplées au monde. Le basculement démographique de l’humanité au profit du monde afro-asiatique sera un fait accompli. La planète sera divisée en un monde de vieillards (Europe, Etats-Unis, Japon et des parties de l’Amérique latine) et un monde émergent, qui abritera les populations les plus jeunes et les plus nombreuses de la planète. Le déclin démographique de l’Europe et de l’Amérique du Nord se poursuivra inexorablement. Les migrations ne s’arrêteront point. Au contraire, la Terre est à la veille de nouveaux exodes.
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Le vieillissement accéléré des riches nations du monde représente un événement d’une portée considérable. Il est l’inverse des grands ébranlements provoqués par les excédents démographiques du XIXe siècle, qui débouchèrent sur la colonisation européenne de pans entiers de la Terre. Plus que par le passé, le gouvernement des mobilités humaines sera le moyen par lequel une nouvelle partition du globe se mettra en place.
Une ligne de fracture d’un genre nouveau et d’allure planétaire départagera l’humanité. Elle opposera ceux qui jouiront du droit inconditionnel de circulation et de son corollaire, le droit à la vitesse, et ceux qui, typés pour l’essentiel racialement, seront exclus de la jouissance de ces privilèges. Ceux qui auront fait main basse sur les moyens de production de la vitesse et sur les technologies de la circulation deviendront les nouveaux maîtres du monde. Ceux-là, seuls, pourront décider de qui peut circuler, qui devrait être condamné à l’immobilité et qui ne devrait se déplacer qu’à des conditions de plus en plus draconiennes.

Un immense Bantoustan

Si, dans ce nouvel ordre global de la mobilité, l’Afrique ne prend pas en charge le réaménagement de son économie spatiale, elle sera doublement pénalisée, de l’intérieur et de l’extérieur. Car l’Europe a décidé non seulement de militariser ses frontières, mais de les étendre au loin. Celles-ci ne s’arrêtent plus en Méditerranée. Elles se situent désormais le long des routes fuyantes et des parcours sinueux qu’empruntent les candidats à la migration. Elles se déplacent au fur et à mesure des trajectoires qu’ils suivent. En réalité, c’est le corps de l’Africain, de tout Africain pris individuellement, et de tous les Africains en tant que classe raciale qui constitue désormais la frontière de l’Europe.
Ce nouveau type de corps humain n’est pas seulement le corps-peau et le corps abject du racisme épidermique, celui de la ségrégation. C’est aussi le corps-prison doublé du corps-frontière, celui-là dont la simple apparition dans le champ phénoménal suscite, d’emblée, méfiance, hostilité et agression. L’imaginaire géoracial et géocarcéral qu’avait peaufiné, il n’y a guère longtemps, l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid ne cesse de s’universaliser.
Davantage encore, l’Europe veut s’arroger le droit de déterminer unilatéralement quel Africain pourra se mouvoir et à quelles conditions, y compris à l’intérieur du continent lui-même. Après l’avoir dépecé en 1884-1885, elle cherche, en ce début du XXIe siècle, à en faire un immense Bantoustan et à en accentuer l’inclusion différentielle dans les circuits de la guerre et du capital, tout en en intensifiant la prédation. C’est donc l’avènement d’un régime inédit de ségrégation planétaire que vise la politique européenne de lutte contre l’immigration. Celle-ci est, à plusieurs égards, l’équivalent de la « politique des races » d’hier. L’Afrique est sa cible principale.
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Le gouvernement des mobilités à l’échelle mondiale constitue, au même titre que la crise écologique, l’un des défis majeurs du XXIe siècle. La réactivation des frontières est l’une des réponses de court terme au processus en temps long de repeuplement de la planète. Les frontières, cependant, ne résolvent strictement rien. Elles ne font qu’aggraver les contradictions résultant de la contraction de la planète.
En effet, notre monde est devenu très petit. En cela, il se distingue du monde de la période des « grandes découvertes », du monde colonial des explorations, des conquêtes et des implantations. Il n’est plus extensible à l’infini. C’est un monde fini, traversé de part en part par toutes sortes de flux incontrôlés, voire incontrôlables, des mouvements migratoires, des mouvements de capitaux liés à la financiarisation extrême de nos économies et aux forces d’extraction qui dominent la plupart d’entre elles, notamment au Sud. Il faut ajouter, à tout cela, les flux immatériels portés par l’avènement de la raison électronique et numérique, l’accélération des vitesses, le bouleversement des régimes du temps.

Débalkaniser le continent

Comment, dans ce contexte, penser l’Afrique qui vient ? Si, fuyant leurs pays d’origine, de nombreux Africains se précipitent vers des lieux ou nul ne les attend ni ne veut d’eux, tel est le cas de ressortissants d’autres régions du monde qui, aussi curieux que cela paraisse, espèrent refaire leurs vies en Afrique. Mine de rien, le continent est lui aussi en passe de devenir le centre de gravité d’un cycle nouveau de migrations planétaires. Les Chinois s’installent au cœur de ses grandes métropoles et jusque dans ses bourgades les plus reculées, tandis que des colonies commerçantes africaines s’établissent dans plusieurs mégalopoles d’Asie.
Dubaï, Hongkong, Istanbul, Guangdong et Shanghai prennent le relais des grandes destinations euro-américaines. Des dizaines de milliers d’étudiants s’en vont en Chine, tandis que le Brésil, l’Inde, la Turquie et d’autres puissances émergentes frappent à la porte. Une extraordinaire vernacularisation des formes et des styles est en cours, et elle est en train de transformer les grandes villes africaines en capitales mondiales d’une imagination à la fois baroque, créole et métisse.
Mais afin que les Africains ne soient point transformés en rebuts d’une planète parsemée de miradors, elle doit devenir son centre propre, sa puissance propre, un vaste espace de circulation, un continent-monde. Elle doit parachever le projet de la décolonisation en forgeant, pour elle-même, une nouvelle politique africaine de la mobilité.
Celle-ci n’ira point sans une décolonisation culturelle. Les Africains doivent se purger eux-mêmes du désir d’Europe et apprendre à garder chez eux le meilleur d’eux-mêmes et de leurs gens. Le désir d’Europe ne saurait en effet être ni leur horizon existentiel, ni le dernier mot de leur condition.
 
Ensuite, la décolonisation territoriale. Rien, historiquement, ne justifie la coupure du continent entre le nord et le sud du désert du Sahara. Davantage encore, aucun Africain ou personne d’origine africaine ne saurait être traité comme un étranger nulle part sur le continent africain. Débalkaniser le continent apparaît donc, de plus en plus, comme l’une des conditions de protection des vies africaines harcelées à travers le monde.
Pour y parvenir, il est urgent de repenser de fond en comble le principe de la glaciation des frontières coloniales adopté par l’Organisation de l’unité africaine [OUA, ancêtre de l’Union africaine]en 1963. En consacrant leur intangibilité, l’on a fait des frontières héritées de la colonisation la pierre juridique qu’exploite l’Europe pour accélérer la « bantoustanisation » du continent.

Des barrières à supprimer

La décolonisation ne sera guère parachevée tant que chaque Africain ne disposera du droit de circuler librement sur l’ensemble du continent. Un premier pas dans cette direction consisterait à généraliser l’octroi de visas à l’arrivée à tout voyageur détenteur d’un passeport africain. Sur le long terme, la libéralisation du droit de résidence doit compléter le droit de libre circulation des personnes.
 
Le plus grand défi auquel fait face l’Afrique n’est pas d’ordre démographique. Il n’est pas, comme à l’époque coloniale, de fixer les frontières, de restreindre les passages, de contraindre les populations à l’immobilité et à la sédentarité et d’intensifier les attaches locales. Il est d’aménager les circulations et de permettre une intensification des mobilités à l’intérieur du continent.
C’est en intensifiant les mobilités et en développant les interconnexions entre les lieux que seront démantelés les vieux schémas spatiaux et infrastructurels datant de la colonisation. Aujourd’hui, il ne s’agit plus de construire la souveraineté étatique sur la base d’une différence nette entre l’intérieur et l’extérieur. Il s’agit de lever les entraves à la mobilité en abolissant la multitude des postes-frontières, en supprimant les barrières tant physiques que politiques à la fluidification des flux et en débureaucratisant le mouvement. C’est ainsi que l’Afrique fera des gains en vitesse et que les Africains pourront se déplacer à l’intérieur de leur continent au moindre coût.
Achille Mbembe est, avec Felwine Sarr, co-auteur d’Ecrire l’Afrique-Monde (Paris, Philippe Rey, 2017) et co-initiateur des Ateliers de la pensée de Dakar.



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