Accueillie favorablement par la CPI, la demande d’acquittement formulée par les avocats de Laurent Gbagbo exaspère les avocats de l’Etat de Côte d’Ivoire. Avant la reprise de l’audience, le 12 novembre prochain, Me Jean-Pierre Mignard et Me Jean-Paul Benoit dénoncent la multiplication des recours dilatoires qui prolongent la procédure. Interview conjointe…
Vous êtes tous les deux les avocats de l’Etat de Côte d’Ivoire dans l’affaire
Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé devant la Cour pénale internationale (CPI). Où en sommes-nous avec ce procès ouvert depuis le 28 janvier 2016 ?
Me Jean-Paul Benoit :
Ce procès doit être replacé dans son contexte : Il faut à la fois se garder de réécrire l’histoire et de l’écrire à l’avance. L’ancien chef de l’Etat ivoirien a sollicité un non-lieu avant même que le procès soit achevé. C’est une tactique procédurale et un coup de communication. La compétence de la CPI a été demandée à l’origine par le Haut-Commissaire des Nations Unies aux Droits de l’Homme. Nous avons déposé un premier mémoire pour réclamer l’ouverture d’une enquête par le procureur. La phase préliminaire a donc permis de confirmer les charges. Le 12 juin 2014, la Chambre préliminaire de la CPI a retenu contre Laurent Gbagbo quatre chefs de crimes contre l’humanité commis entre 2010 et avril 2011. Ce sont des procédures minutieuses, exigeantes respectant rigoureusement les droits de la défense. Ce n’est pas une justice expéditive. Laurent Gbagbo est jugé loin des tensions politiques avec sérénité et impartialité. Les témoins du procureur et de l’association des victimes ont été entendus. Un nouveau délai a été accordé à la défense. Les audiences reprendront le 12 novembre. Tel est la situation objective à ce jour.
Me Jean-Pierre Mignard :
Au fond, c’est une procédure qui est suivie avec beaucoup de moyens, d’attention de la part de la CPI, notamment de son parquet. Il a fallu un long travail sur place en lien avec les services judiciaires ivoiriens pour l’audition d’un nombre considérable de témoins, en l’occurrence les témoins de l’accusation et ceux de la défense. La surprise est qu’il y a une demande d’acquittement formulée par cette dernière, avant même d’avoir entendu ses témoins. Ce qui peut sembler bizarre. Est-ce qu’elle n’attend pas grand-chose des témoins ? S’agit-il d’un coup de bluff ? Ce serait assez classique d’ailleurs lorsque l’on a l’habitude des audiences pénales ou des audiences criminelles. Quelque fois pour marquer les imaginaires y compris des juges, pour surestimer son dossier, un peu comme un athlète montre ses muscles, pour un plan de communication tout simplement, on demande un non-lieu. Ici on demande l’acquittement avant même que la procédure soit terminée comme pour dire : « ce n’est même pas la peine d’aller plus loin, nous sommes en bonne position. » C’est un classique d’audience, une tactique rodée et bien connue. Peut-être ne faut pas lui attacher plus d’attention que cela.
Quand les avocats de la défense avancent comme argument que le dossier est vide, leur demande d’acquittement n’est-elle pas tout de même fondée ?
Me Jean-Pierre Mignard :
Tous les avocats de la défense du monde entier, depuis l’origine même des procès, plaident que les dossiers de leurs clients sont vides (rires !)
Me Jean-Paul Benoit :
Depuis le début de ce procès, l’avocat de M. Gbagbo a toujours prétendu que le dossier était vide. Donc rien de nouveau. A l’entendre, M. Gbagbo était une sorte de chef d’Etat fantôme sans pouvoirs, sans capacité d’agir, étranger à tout ce qui se passait en Côte d‘Ivoire, tel un somnambule balloté par les évènements. Soyons précis et rappelons objectivement les faits ! Laurent Gbagbo a refusé de reconnaître sa défaite à l’élection présidentielle, violant ainsi la loi électorale et précipitant son pays dans un enchaînement de violences meurtrières dont il est le premier responsable. La communauté internationale, c’est-à-dire le Conseil de sécurité de l’ONU, et son Représentant spécial, l’Union africaine, l’Union européenne, la quasi-totalité des Etats ont reconnu la validité de l'élections présidentielle en Côte d’Ivoire et condamné les crimes de masse perpétrés dans la période post-électorale. Il était le chef suprême des armées, chef de la police. C’est bien lui qui gérait le pays. Dire qu’il était étranger à tout ce qui s’était passé est une sinistre supercherie. A partir du moment où M. Gbagbo a été transféré à La Haye, les exactions et les violences ont cessé. Preuve s’il en était besoin de sa responsabilité dans la guerre civile qui meurtrissait le pays. M. Gbagbo est à la CPI car il a fait le malheur du peuple ivoirien.
La justice ivoirienne avait requis contre Mme Simone Gbagbo une peine d’emprisonnement de 20 ans pour « atteinte à la sûreté de l'Etat ». Elle a été amnistiée par le chef de l’Etat ivoirien alors que la CPI réclamait son extradition à La Haye pour les mêmes charges que son mari.
Me Jean-Pierre Mignard :
« On arrive à la toute fin de ce procès »
Comprenez que la grâce est une décision politique du Président de la République. La CPI n’a pas à entrer dans ces considérations. Elle est saisie des faits. Les charges ont été retenues au bout de trois ans après des enquêtes suffisamment minutieuses. S’il y a eu 3 000 morts, il a bien fallu des exécutants, et des donneurs d’ordres. Lorsqu’une Cour pénale internationale compétente pour les crimes de guerre et crimes contre l’humanité se penche sur le sort des victimes, cela est normal et justifié. Qu’est-ce qu’on dirait d’une Cour pénale qui déciderait soudain de tout arrêter en plein procès ? Je dois constater que jusqu’ici les demandes de mise en liberté avaient été refusées. Aujourd’hui, on arrive à la toute fin de ce procès. Les témoins de la défense doivent être entendus sauf si les avocats de M. Laurent Gbagbo redoutent leurs témoignages. Vous savez, la Cour est très respectueuse des droits de tout le monde. La Cour pénale internationale est indépendante et souveraine, il convient de le rappeler. Si le procès a duré aussi longtemps, c’est parce que M. Gbagbo a utilisé tous ses recours possibles. Lui et son avocat sont à l’origine de ce long délai. C’est son droit. On ne peut pas à la fois multiplier les recours dilatoires, ce qui allonge les procédures, et puis s’en plaindre après.
Me Jean-Paul Benoit :
Mme Gbagbo a été graciée sur des faits économiques et non sur des faits de crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Mme Gbagbo n’avait aucun pouvoir exécutif. Elle n’était ni ministre ni vice-présidente. Elle était parlementaire. Il se raconte qu’elle avait de l’influence sur son mari. Les relations au sein du couple Gbagbo ne relèvent pas de la compétence de la Cour pénale internationale mais plutôt d’un conseiller conjugal ! N’oublions jamais que M. Gbagbo était le chef de l’Etat. C’est lui qui décidait in fine.
La décision de la Côte d’Ivoire a été de ne pas déférer Mme Gbagbo devant la CPI. C’est la position du gouvernement que nous avons défendue d’autant plus qu’il y a eu une réforme du Code pénal ivoirien avec les deux incriminations : crimes de guerre et crimes contre l’humanité. La justice nationale prime. Mme Gbagbo a pu être jugée dans un climat plus serein bien après les traumatismes post-électoraux. La justice a été reconstruite et les tribunaux fonctionnent. Après l'élection présidentielle, ce n’était pas le cas. Il était plus sécurisant pour M. Gbagbo d’être jugé devant la CPI avec la certitude d’avoir un procès équitable et la garantie du respect scrupuleux de ses droits. En tant qu’avocats, nous sommes très attentifs à l’équité des procédures où les parties au procès sont sur un pied d’égalité. C’est notre éthique.
Que pensez-vous des images à charge contre Gbagbo versées par erreur dans le dossier par le bureau de la Procureure ?
Jean-Paul Benoit :
Il a pu se produire quelques erreurs. La Procureure et ses équipes sont respectueuses des règles du droit et de la vérité. C’est à elle de répondre et elle l’a d’ailleurs fait.
« Ce n’est pas un procès trafiqué. Vous voyez le temps que la Cour accorde à la demande d’acquittement. »
Jean-Pierre Mignard :
Vous savez, si les vidéos ne correspondent pas aux évènements, aux faits ou si elles ont été par erreur ou négligence versées au dossier, la Cour les écarte tout simplement. Ce n’est pas un procès trafiqué. D’ailleurs voyez le temps que la Cour accorde à la demande d’acquittement. Il y a eu les réquisitions de la Procureure, maintenant on donne du temps, beaucoup de temps à l’avocat de M. Gbagbo pour répondre. Franchement, s’il y a une juridiction qui accorde tout le temps et tous les moyens nécessaires pour examiner les demandes, c’est bien la Cour pénale internationale. Je défie beaucoup d’autres juridictions dans le monde entier d’être aussi minutieuses dans le respect des droits.
Inversement certains pays du continent menacent de se retirer de la CPI qui est considérée, à tort ou à raison, comme un tribunal réservé aux Africains alors même que des crimes sont commis ailleurs sur d’autres continents ?
Jean-Pierre Mignard :
Je sais par exemple qu’une dizaine de pays, appuyés par la France, demandent à ce que la Cour se saisisse des questions du Venezuela et de la Palestine. La Cour pense notamment que les crimes qui ont été commis par les militaires américains en Afghanistan seraient de sa compétence. Vous avez enregistré la réaction du Président Trump. L’Afrique a majoritairement ratifié le Statut du traité de Rome. Sur ce point, elle a une attitude de grande correction quant aux stipulations de ce traité. Il y a aussi un certain nombre de dirigeants de par le monde, y compris africains, qui n’ont pas intérêt à ce qu’il y ait une justice internationale. Vous avez remarqué que la Chine, qui est un grand pays, n’a pas ratifié le Statut de Rome. Idem pour la Russie et les Etats-Unis qui menacent d’ailleurs de couper les vivres aux juges de la Cour pénale internationale.
Que dites-vous de ceux qui pensent que l’ancien président français Nicolas Sarkozy devrait être traduit devant la Cour ?
Me Jean-Paul Benoit :
L’armée française a agi en Côte d'Ivoire sous mandat de l’ONU en accord avec l’Union africaine. Arrêtons de raconter n’importe quoi. Pourquoi les mêmes ne demandent-ils pas par exemple que le président en exercice de l’UA de l’époque soit lui aussi traduit devant la Cour ainsi que l’ancienne Haut-Commissaire aux droits de l’Homme ? Tout ça n’est pas sérieux !
Me Jean-Pierre Mignard :
Jean-Paul Benoit a raison, l’armée française était sous mandat de l’ONU et elle a agi sous son mandat. On peut contester le mandat, on peut contester ceux qui ont demandé le mandat et les raisons de ce mandat. Mais il y a une chose qu’il faut retenir, au lendemain de l’arrestation de M. Gbagbo, les massacres ont cessé. Ce n’est ni un discours ni une opinion, ce sont les faits. Croyez-moi, pour tous les survivants de la crise ivoirienne, l’arrestation de M. Gbagbo a été leur salut.
L’affaire Jean-Pierre Bemba, relaxé par la CPI, n’est-elle pas pour quelque chose dans la demande d’acquittement de Laurent Gbagbo ?
Me Jean-Paul Benoit :
Depuis le début de la procédure, les avocats de Laurent Gbagbo répètent à satiété qu’il n’est pour rien dans ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire. L’affaire Jean-Pierre Bemba est toute autre. Il n’était pas chef de l’Etat et n’était pas présent en République centrafricaine au moment où des milices ont pu commettre des exactions. Contrairement à Bemba, M. Gbagbo était chef de l’Etat, chef suprême des armées, chef de la police, chef de l’administration. Il était le patron. Il faut répéter inlassablement, qu’à partir du moment où Alassane Ouattara a accédé au pouvoir à l’issue de l’élection, les violences et les exactions avaient cessé. La Procureure est libre et indépendante. Je rappelle qu’elle a diligenté une enquête sur ce qu’on appelle « le camp Ouattara ». Le président Ouattara a toujours indiqué qu’il n’y aurait pas de justice à deux vitesses. Nous allons voir comment tout cela va évoluer. Mais on ne peut pas dire qu’une décision est rendue quand un procès n’est pas terminé.
« La Cour n’est aux ordres de personne »
Techniquement, à quoi peut-on s’attendre ?
Me Jean-Pierre Mignard :
C’est à la Cour de décider. La Cour est indépendante, souveraine. Personne ne le sait.
Me Jean-Paul Benoit :
On ne peut préjuger de la décision de la Cour. Nous souhaitons que la procédure aille à son terme. Avec l’audition des témoins de la défense, les réquisitions finales et les plaidoiries finales. La Cour n’est aux ordres de personne.
On ne peut pas non plus nier que, pour l’opinion, il y a un lien entre l’affaire Laurent Gbagbo-CPI et l’agenda politique de la Côte d’Ivoire ?
Me Jean-Paul Benoit :
L’emploi du temps, les travaux de la CPI ne dépendent pas des échéances politiques. Les séquences de la justice n’ont pas de lien avec le calendrier politique. Dans les régimes démocratiques, les opinions publiques doivent s’habituer à ce que la justice ne marche pas aux coups de sifflet des responsables politiques. Les décisions de justice peuvent avoir des conséquences politiques. La politique n’a pas d’influence sur le déroulement des procédures et ne doit pas avoir non plus d’influence sur ses décisions.
Les pays qui ont ratifié le Statut de Rome l’ont fait pour ces raisons de principe.
Une question plus personnelle : l’affaire Laurent Gbagbo devant la CPI a-t-elle été une des affaires les plus compliquées de votre carrière d’avocats ?
Me Jean-Pierre Mignard :
Non, pas du tout. J’en ai connues d’autres.
C’est une affaire dans laquelle nous n’intervenons pas et la Côte d’Ivoire non plus. Nous ne sommes jamais à l’audience et nous n’entrons pas dans la salle d’audience. Les magistrats du siège ne nous attendent pas. Nous ne plaidons pas, nous ne faisons pas de notes écrites. Nous renseignons seulement la République de Côte d’Ivoire sur l’évolution de la procédure. Nous aidons à ce que la Côte d’Ivoire transmette des documents qui peuvent aider les procureurs à travailler quand cela est nécessaire. Nous n’avons jamais aucun contact avec les juges du siège. D’ailleurs, on les croiserait dans les couloirs et ils ne nous reconnaîtraient pas, et nous non plus. C’est très particulier, nous sommes des observateurs actifs, nous ne sommes pas des acteurs. La République de Côte d’Ivoire n’est pas actrice dans ce dossier. C’est important de le souligner pour que les gens le sachent. A la Cour, il y a le procureur, les juges, les accusés et les victimes, et c’est tout.
Me Jean-Paul Benoit :
Nous sommes intervenus au début de la procédure lorsque la Haut-commissaire aux droits de l’Homme a souhaité que la CPI soit saisie. Dans la mesure où la Côte d’Ivoire avait ratifié le Statut de Rome, nous avons déposé le premier mémoire pour demander l’ouverture de l’enquête du procureur. Le Procureur et ses équipes ont conduit leur enquête en toute indépendance. La Côte d’Ivoire a apporté sa coopération en tant qu’Etat partie au Statut de Rome.
A bien comprendre, à aucun moment vous n’intervenez directement auprès de la Cour ?
Me Jean-Paul Benoit :
Je le répète nous avons déposé le premier mémoire. Nous sommes des observateurs engagés. Nous ne sommes pas des acteurs du procès.
D’aucuns parlent de collusion entre les juges et vous ?
Me Jean-Pierre Mignard :
Ils disent n’importe quoi. Ils ne savent rien. C’est une polémique d’ailleurs injurieuse pour la Cour. Je dirai plutôt que la Cour est très attachée aux droits de M. Gbagbo. Voyez-vous, aux trois quarts du procès, comment la Cour accueille sa demande avec beaucoup de soin. C’est rare. Je ne connais pas de juridictions qui, en cours de procès, accepteraient de statuer sur une demande de relaxe.
En cas d’acquittement de Laurent Gbagbo, auriez-vous le sentiment d’avoir échoué dans votre mission ?
Me Jean-Pierre Mignard :
Non pas du tout. Après tout, ce sera aux historiens de faire le travail et de dire qui a pu bien donner l’ordre de bombarder le marché d’Abobo et de tirer sur des civils. Il y aurait une vérité judiciaire sur laquelle nous aurons notre opinion. La Côte d’Ivoire, dans tous les cas, souhaiterait que soient reconnus les crimes contre l’humanité. C’est à la Cour de décider et à elle seule. La Côte d’Ivoire signataire du Traité de Rome sera, dans tous les cas, respectueuse de la décision de la Cour, et nous aussi, bien évidemment.
Me Jean-Paul Benoit :
A titre personnel et en tant qu’avocat, il ne s’agit pas de satisfaction personnelle.
La justice sera rendue. C’est à la Cour de décider. Il faut que la vérité soit dite. On ne peut ignorer les faits et les dirigeants anciens et actuels ne peuvent s’exonérer de leurs responsabilités. Ce sera aussi aux journalistes de faire également leur travail. Ils ont un rôle important à jouer dans les débats d’idée et la consolidation du droit. Les slogans et les polémiques caricaturales n’ont pas leur place dans une procédure de cette nature. Pensons aux victimes et aux milliers d’êtres humains dont la vie a été saccagée.
Propos recueillis par Clément Yao