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Societe

Va-t-on enfin réhabituer nos yeux à des corps normaux?

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Que Kendrick Lamar rappe dans «Humble» qu’il en a «ras le cul de Photoshop», qu’il y demande à voir «des trucs normaux comme un cul avec des vergetures» et que son clip expose des fesses et des cuisses ornées de cellulite et desdites vergetures, serait-ce le signe que les corps au naturel ont la cote? que la domination des corps lisses et retouchés dans notre champ visuel et nos imaginaires est sur une pente descendante? En tout cas, après les stars qui veulent se dévoiler sans artifices ni maquillage, les mannequins grande taille qui affichent leurs rondeurs sur les podiums et Instagram, à l’instar d’Ashley Graham, les marques de lingerie dont les mannequins sont bien éloignées du 90-60-90, le mouvement body positive ne cesse d’enfler.

Ces nouvelles images corporelles peuvent imprégner les imaginaires et même guider les comportements collectifs. «Les images aseptisées et retouchées de publicités ont un fort effet de socialisation. La présence d’images alternatives va complexifier cette socialisation. Il est bien évident qu’il vaut mieux plusieurs modèles qu’un seul modèle monolithique, cela peut faire évoluer les représentations», admet la sociologue Christine Détrez, auteure de l’ouvrage La construction sociale du corps (Seuil, 2002). Et plus encore lorsque les stars s’en emparent. Parce que, comme l’écrivait en 1913 le socioanthropologue Gustave Le Bon, «le beau, c’est ce qui nous plaît, et ce qui nous plaît se détermine moins par le goût personnel que par celui des personnes influentes, dont la contagion mentale impose le jugement».
 
Contre-pouvoir numérique
Outre leur effet prescripteur, ces images peuvent aussi servir de révélateur. «Qu’il y ait d’autres corps montrés comme dignes d’être vus et d’être jugés beaux signale l’artificialité des autres corps, les dénaturalise», poursuit la sociologue. Entendre, dans une vidéo Facebook de l’animateur Baloo visionnée plus d’un million et demi de fois, que la cellulite, d’Amber Rose ou de toute autre femme, est «onctueuse» fait qu’il n’est plus si évident de penser que des cuisses et des fesses ne sont belles que si elles sont satinées et sans peau d’orange.
Plus qu’une mode, qui pourrait être une banale passade saisonnière, «il existe une prise de conscience autour des normes corporelles», fait remarquer le sociologue à l’ENS-Paris-Saclay Thibaut de Saint Pol:
«L’idée que les images du corps qui nous sont présentées ne sont pas réelles et qu’elles ont des conséquences sur les représentations qu’on a de notre corps voire qu’elles engendrent des souffrances est devenue un sujet de bataille légitime et peut entraîner une mise à distance vis-à-vis de ces normes.»
Cette conscientisation est amplifiée, si ce n’est générée, par internet. On l’a encore vu récemment avec les cris d’étonnement et d’énervement sur Twitter face aux retouches du corps de Claudia Cardinale sur l’affiche du Festival de Cannes 2017 ou à la qualification de Buffy par le magazine Première de «petite blonde boulotte».
«C’est un mouvement qui vient de la société civile pour interroger les modèles publicitaires et commerciaux, précise Christine Détrez. Le numérique vient casser la diffusion verticale et descendante des images et du modèle de beauté. Le public n’est plus un récepteur passif face à la communication de masse. Un contre-pouvoir s’effectue.» Et même s’il n’est pas évident de s’exposer sans fards sur internet (tout article féministe, surtout écrit par une femme, peut mener à du harcèlement en ligne), les hashtags comme #honormycurves, #celebratemysize ou #allbodiesaregoodbodies sur Instagram permettent de «montrer son corps à la collectivité et dans la collectivité, en se disant que l’on n’est pas seul(e)», mentionne son confrère Philippe Liotard, spécialiste du corps.
On observe une diffusion et une réappropriation par le grand public avec des moyens à la portée de chacun des travaux des têtes de pont féministes des années 1970
Philippe Liotard, sociologue
En effet, «à côté de ces personnes qui se présentent sous leur meilleur jour (et prennent parfois cinquante photos pour partager l’image la plus favorable d’elles, parfois éloignée de leur apparence ordinaire), s’est développée une forme de contre-pied de la normalisation esthétique, une revendication d’authenticité, qui revient à se présenter comme on est».
Cette vision, «en contradiction avec le polissage esthétique du corps», n’est pas nouvelle. Elle s’inscrit, selon Philippe Liotard, dans la continuité de la contestation de la plasticienne Valie Export, qui, au cours d’une performance, se coupa les poils pubiens et s’en fit une moustache, des hybridations d’Orlan, des autoportraits de Cindy Sherman, voire de l’engagement porno-féministe d’Annie Sprinkle: autant d’artistes qui ont mis en scène leur corps d’une manière inhabituelle et ont ainsi questionné la place du corps (et) de la femme dans la société. «Ce qu’on voit aujourd’hui est une diffusion et une réappropriation par le grand public avec des moyens à la portée de chacun des travaux des têtes de pont féministes des années 1970.» On peut remercier internet pour son aide dans la bataille contre la distorsion de l’image de soi!
 
Body-positive-washing
Cette réappropriation n’est pas uniquement citoyenne. Depuis Dove et sa campagne de 2004 «Pour toutes les beautés», les marques s’en donnent aussi à cœur joie. Moins pour l’objectif affiché de faire changer les regards que pour susciter chez les médias un désir de parler de leurs campagnes publicitaires… et donc, au final, vendre plus –excepté pour les marques qui se revendiquent féministes et se contenteront de petites parts de marché. «Il ne faut pas confondre ce qui est de l’ordre de l’engagement avec la stratégie marketing», relève Philippe Liotard. Mais ce body-positive-washing ne gêne pas plus que ça Christine Détrez:
«Tant mieux si le féminisme devient un argument marketing. Il y a eu tout un débat autour de Beyoncé mais on ne peut pas nier qu’elle a changé quelque chose. Il vaut mieux que le féminisme soit à la mode que de considérer le mot comme une insulte
C’est en d’autres termes ce que disait au Monde début avril la photographe et entrepreneuse Sophie Bramly, membre du collectif féministe 52: «Les rappeuses ont […] retourné la nudité forcée et utilisé leur corps pour prendre le pouvoir. Beyoncé, Rihanna ont plus fait pour la troisième vague féministe que beaucoup d’intellectuelles. Si l’on fait sentir aux femmes leur puissance, à long terme, ça aura un impact.»
Il ne suffit pas d’un contre-stéréotype pour casser le stéréotype. Le jugement esthétique est à la fois moral et social. C’est ça qui est difficile à détricoter
Christine Détrez, sociologue
Mais de quelle ampleur? «Ce mouvement-là existe, il n’est pas anodin, mais ce n’est pas pour ça qu’il vient effacer ni supplanter l’autre modèle, qui reste dominant», avance Christine Détrez.
«Si les publicités habituelles sexistes continuent de faire vendre, cela ne changera pas grand-chose, soutient Philippe Liotard. Les publicitaires savent que, pour vendre, il faut créer du désir, même inconscient, en montrant des corps qui n’existent pas. L’association d’une jeune femme sexy à une voiture est débile mais, jusqu’à présent, elle fonctionne!»
Un propos corroboré par l’anthropobiologiste Gilles Boëtsch, qui s’appuie sur une étude qu’il a menée en 2004 montrant que les personnes âgées pouvaient, consciemment ou non, ne pas adapter leurs lunettes à leur vue afin de ne plus se voir dans le miroir. Rester dans le flou pour ne pas être renvoyé à quelque chose de désagréable.
 
Vilain jugement
C’est qu’il n’est pas seulement question d’esthétique. Derrière l’image, se cache l’image de soi… et tout un univers moral. «Il ne suffit pas d’un contre-stéréotype pour casser le stéréotype, regrette Christine Détrez. On remet ici en question l’habillage du stéréotype mais il est plus ardu de faire exploser le noyau. Or le jugement esthétique est à la fois moral et social. C’est ça qui est difficile à détricoter.» Le terme «vilain» en est la preuve: quelqu’un de vilain peut être désagréable à la vue, laid, mais aussi être moralement peu recommandable. «On a tendance à projeter les caractères corporels sur ceux psychologiques, dans l’idée que l’apparence dit quelque chose de nous», relate Thibaut de Saint Pol. Et on y est habitués depuis tout petit avec les contes de fées, dans lesquels le méchant n’est pas beau et le prince est charmant (encore un double sens…).
Mais revenons au «vilain»: ce mot renvoie aussi à une classe sociale particulière, au roturier des temps médiévaux. C’est bien que «l’apparence et le corps sont importants dans le positionnement social et sont un vecteur de pouvoir», qui plus est en France, où l’on continue donc de respirer les relents de la société de cour. «Le corps dans notre société n’est pas quelque chose de neutre, résume Thibaut de Saint Pol. Derrière, il y a des enjeux de pouvoir. Par exemple, autrefois, le bronzage était le signe du paysan qui travaillait dehors. Aujourd’hui, cela revient à montrer que l’on prend des vacances. Ce n’est donc pas tant qu’être bronzé est beau ou pas beau. Le corps est une différence investie socialement pour montrer sa richesse et son pouvoir.»
Et s’il suffisait de se distancier de cette imbrication entre esthétique, morale et CSP… Mais un discours médical est venu englober le tout et raffermir ces stéréotypes. «Ce n’est pas qu’une question d’image, il y a des discours plus profonds derrière et un discours médical insidieux. Il est aussi question d’être en bonne santé, assène Gilles Boëtsch. Et, là, la contre-culture est un peu coincée. Dans l’imaginaire, la cellulite correspond au fait d’être gros. N’oublions pas ce discours de lutte contre le gras et de contrôle du corps, de ce que l’on mange… Il dépasse la barrière esthétique et rentre dans la barrière sanitaire.» Ce ne sont donc pas les paroles de Kendrick Lamar encensant les vergetures ni les milliers d’images de rondeurs et de cellulite assumées sur Instagram qui feront, à elles seules, bouger la norme surplombante de la pin-up au corps ferme et en bonne santé.
Elle est plus enracinée. Reste que ces images ne sont pas non plus inutiles. Elles sont la preuve, comme le rappelle Philippe Liotard, que «nous sommes dans une société plurielle où il y a une pluralité de modèles et de rapports aux corps». Et ce peut être un petit pas rassurant de constater qu’il n’y a pas une norme mais une multitude de normes.
 
 



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